Jean de LA FONTAINE 1621-1695
(Source: Encyclopédie Universalis)
Est-ce le plus grand poète français ou le plus français de nos grands poètes? La célébrité de Jean de La Fontaine indéniable occulte souvent d’irritantes questions qu’on retrouve en filigrane, d’une époque à l’autre, dans les innombrables études qui lui sont consacrées. Par exemple, celles-ci: doit-il sa gloire à l’habitude que nous avons prise d’utiliser ses fables à l’école ou s’agit-il d’un malentendu nous cachant sa vraie grandeur, qu’il faut chercher dans la «poésie pure»? Est-ce un professeur d’opportunisme ou même d’immoralité politique, comme l’ont affirmé tour à tour Rousseau, Lamartine, Breton ou Eluard, ou un opposant courageux qui s’est dressé contre l’instauration de l’absolutisme? Faut-il regretter avec Valéry qu’il n’ait pas écrit deux ou trois fables de plus au lieu de ses contes à l’«érotisme glacé»? Les douze livres de ses Fables ne sont-ils qu’un polypier de poèmes capricieusement accrochés les uns aux autres ou s’agit-il d’un jardin aux itinéraires soigneusement ménagés, comme ces bosquets à secrets que Le Nôtre dessinait à la même époque? Comment se fait-il enfin que le mot inimitable revienne si souvent pour caractériser le ton de La Fontaine alors que la plus grande partie de son œuvre est composée au sens exact du mot d’imitations?
«J’aime le jeu, l’amour, les livres, la musique...»
Les parents de La Fontaine sont des bourgeois aisés: sa mère est veuve d’un négociant de Coulommiers, son père maître des Eaux et Forêts à Château-Thierry. L’atmosphère familiale est perturbée par des problèmes d’intérêt qui se retrouveront tout au long de la vie du poète. L’enfant semble avoir été élevé par deux mères, la vraie, qui a trente-neuf ans à sa naissance, et une charmante demi-sœur de huit ans. Image double de la femme qui réapparaîtra souvent dans ses rêveries.
Fut-il, comme le prétend une tradition tenace, un adolescent lourdaud, grand dormeur, indolent, voire paresseux et viveur? Passe pour l’indolence, puisqu’il l’avoue; mais elle est associée à une curiosité d’esprit qui le sensibilise à tous les événements importants et à tous les grands courants de pensée de son époque. Cette curiosité insatiable lui permet d’accumuler et d’assimiler une très vaste culture: les classiques latins, base de l’enseignement du temps, mais aussi les grecs, moins pratiqués: Homère, les Tragiques, Platon, dont il traduira un dialogue, les italiens (Boccace, Arioste, Tassoni), les espagnols. Et, bien entendu, notre littérature: les vieux conteurs, avec une prédilection marquée pour Rabelais, et encore Marot, Honoré d’Urfé, les précieux, les burlesques, les théologiens, les philosophes. Ce panorama de ses lectures, qui est aussi un aperçu de ses sources, serait bien incomplet s’il oubliait les signes d’intérêt de l’artiste pour les cultures «marginales» de son époque: les «emblèmes», imagerie commentée qui connaît un grand succès, aussi bien chez les mal-lisants que chez les amateurs de peinture peu fortunés; les facéties de cabaret qu’on écrit en joyeuse compagnie, sur un coin de table; les jeux de salon, portraits, devinettes, questions d’amour, etc., créations futiles et raffinées d’une société qui cherche à se définir; et surtout la littérature orale, les récits merveilleux, facétieux ou d’animaux, vaste répertoire très vivant au XVIIe siècle et qui lui est très familier, ne serait-ce qu’à cause de son enfance en Champagne, terre de passage où se croisent les contes du Nord, du Midi et de l’Est.
On retrouve l’artiste à vingt ans, novice à l’Oratoire, puis, à vingt-six ans, marié et père de famille. Il a suivi des cours de droit, mais l’office de maître des Eaux et Forêts qu’il rachète à son beau-frère en 1653 puis celui dont il hérite de son père en 1658 se révèlent peu rentables, à cause d’une succession embrouillée par les exigences d’un frère cadet, de dettes, d’une paysannerie éprouvée par les secousses de la Fronde, la répression et la guerre étrangère.
La Fontaine publie en 1654 une traduction adaptation de L’Eunuque de Térence, mais ces débuts tardifs ne sont guère remarqués. Il cherche alors un mécène, seule possibilité à l’époque pour un écrivain de vivre de sa plume. Jannart, l’oncle de sa femme, le présente en 1657 à Nicolas Fouquet, le très puissant surintendant des Finances.
Alors commence une période heureuse et féconde où le poète savoureuse et prophétique plaisanterie paie une «pension poétique» au protecteur qui le pensionne. Fouquet intègre son nouveau protégé au petit groupe d’artistes chargés d’embellir et de célébrer son domaine de Vaux, dont la magnificence sert son crédit. La Fontaine reçoit mission de décrire ces «merveilles» présentes et à venir. Peut-être compose-t-il ses premières fables pour illustrer les groupes de sculptures destinés aux «fontaines» que projette Le Nôtre. Mais le luxe et les intrigues du surintendant inquiètent le jeune roi qui, guidé par Colbert, amorce une autre politique: relance de l’économie, protectionnisme, recherche de nouveaux débouchés. Fouquet est arrêté, emprisonné. Ses amis se dispersent. La Fontaine est l’un des très rares à lui rester fidèle. Il plaide même sa cause dans L’Élégie aux nymphes de Vaux et dans une Ode au roi . Il semble aussi avoir participé activement aux Défenses de Fouquet et aux campagnes de pamphlets qui dénoncent la «rage» de Colbert et les irrégularités du procès. La vindicte du ministre s’acharne sur le poète: poursuites pour usurpation de titres, pour malversation, exil à Limoges, ce qui nous vaut les délicieuses lettres à sa femme, publiées après sa mort sous le titre Relation d’un voyage de Paris en Limousin .
Le clan opposé à Colbert récupère et protège le «bonhomme»: amitié de la très jeune et jolie duchesse de Bouillon pour qui il écrit ses premiers contes, sinécure auprès de la duchesse douairière d’Orléans, au palais du Luxembourg. Entre 1664 et 1667, en quatre livraisons, La Fontaine publie vingt-sept contes et nouvelles en vers, parmi lesquels Joconde , La Matrone d’Éphèse et Le Calendrier des vieillards , puis, en 1668, sous le titre modeste de Fables choisies mises en vers par M. de La Fontaine , un premier ensemble de cent vingt-six fables divisé en six livres, précédé d’une Vie d’Ésope , d’une préface et d’une dédicace où l’auteur pose sans ambiguïté sa candidature à la fonction de précepteur du Dauphin, en équipe, semble-t-il, avec le duc de La Rochefoucauld.
Le recueil obtient un succès immédiat. L’œuvre a pu être lue comme une «colbertade», et cela d’autant plus que certaines fables ont circulé sous le manteau. Mais l’artiste a délibérément dominé et dépassé la chronique. Les allusions sont gommées et intégrées à un projet plus vaste, à la fois artistique, pédagogique et philosophique. Au moment où s’édite la prestigieuse collection ad usum delphini , La Fontaine entreprend d’élargir le genre traditionnellement scolaire de la fable et d’y regrouper les symboles et les repères permettant à un jeune prince et à tout homme une meilleure connaissance des autres et de lui-même.
Ce succès encourage l’artiste. Dans un mouvement alterné, fables et contes se succèdent. En 1669 paraît Les Amours de Psyché et de Cupidon , sorte de roman promenade mêlé de prose et de vers, suivi d’Adonis , en 1671, d’une nouvelle fournée de Contes et nouvelles et de huit fables inédites parmi lesquelles Le Coche et la Mouche et L’Huître et les Plaideurs . En 1673, à la mort de la duchesse d’Orléans, La Fontaine est recueilli par Mme de La Sablière. Dans cette maison et dans ce salon hospitaliers, il trouve le climat d’amitié, de liberté et de culture dont il a besoin. Il y fréquente des artistes, des philosophes et des voyageurs, élargit son information au domaine du Moyen-Orient et de l’Asie et publie en 1677 une nouvelle édition des Fables en quatre volumes dont les deux derniers, parus en 1678 et en 1679, contiennent les livres VII à XI des éditions actuelles; ils marquent un renouvellement et un approfondissement de son inspiration. Ses Nouveaux Contes , en 1674, qui mettent en scène des gens d’Église, lui valent la colère du parti dévot qui les fait interdire à la vente. Mais l’affaiblissement du clan colbertiste et l’amitié de Mme de Montespan et de Racine conjurent le danger. La Fontaine s’essaie dans l’opéra et il est reçu en 1684 non sans difficulté à l’Académie française où il remplace Colbert, son ancien persécuteur, et prononce en termes sybillins son éloge.
La retraite et la mort de Mme de La Sablière le laissent sans ressources. Il songe à s’expatrier en Angleterre. Recueilli in extremis par Mme d’Hervart, il regroupe et publie en 1693 les fables du livre XII qui s’achèvent par Le Juge arbitre, l’Hospitalier et le Solitaire , poème qui est à la fois un testament et un art de vivre. Il tombe gravement malade et son confesseur, l’abbé Pouget, qui admire en lui un homme «fort ingénu, fort simple», lui arrache une abjuration publique de ses contes «infâmes» et lui fait déchirer sa dernière œuvre à peine achevée, une comédie.
Redécouvrir les contes
Une des erreurs les plus constantes, même au XXéme siècle, aura été de séparer contes et fables. Ségrégation due au moralisme né de la Contre-Réforme qui a tenté d’occulter ou de discréditer un des courants les plus vivants de notre littérature, celui des contes facétieux et érotiques. C’est d’autant plus injuste que La Fontaine choisit dans ce répertoire des histoires lestes, sans doute, mais excluant toute perversité ou vulgarité, et qu’il les raconte d’une façon savoureuse mais généralement pudique, en maniant avec art la litote et l’allusion. L’anathème jeté sur ses contes est aussi un contresens littéraire, car plusieurs fables, par exemple La Jeune Veuve ou La Femme noyée , sont, elles aussi, des contes, à peine moins licencieux que ceux qu’on voudrait proscrire. À travers quelques histoires archiconnues d’initiations au plaisir, de prêtres en goguette, de cocus complaisants ou magnifiques, on peut surprendre quelques thèmes très neufs à l’époque et qui restent actuels à la nôtre: la célébration du désir et du plaisir, l’éloge de la femme, le respect des unions bien assorties et de l’amour. La critique de l’avenir serait bien inspirée en réhabilitant ces chefs-d’œuvre inconnus du grand public, par exemple ces deux épopées burlesques de la naïveté, Comment l’esprit vient aux filles et Les Oies de frère Philippe , ou le truculent maquignonnage (du Maupassant avant la lettre) du conte Les Troqueurs .
L’Univers dans le discours
Pourquoi La Fontaine se sert-il d’animaux et choisit-il avec tant d’obstination d’écrire des fables, genre exclu des arts poétiques et rejeté dans le secteur déjà décrié de la littérature enfantine? Il n’est pas impossible que cet «enfant aux cheveux gris» ait trouvé du plaisir à perfectionner l’élaboration minutieuse des «circonstances» qu’il a apprise à l’école. L’essentiel reste qu’il ait transfiguré ces «gênes exquises» et qu’il soit parvenu, malgré elles, jusqu’à ce «charme» qui est pour lui la vraie beauté: art du moins dire et, souvent, du «dire sans dire» qui caractérise sa manière, insaisissable et reconnaissable entre toutes.
Un souriceau raconte à sa mère ses surprenantes rencontres, un cerf éclate de rire aux obsèques de la lionne, deux pigeons se séparent puis se retrouvent. Le conteur est adroit et nous l’écoutons avec amusement, sans nous sentir particulièrement concernés. Et voilà que, par une suite de transitions savantes intelligemment analysées par Léo Spitzer dans Études de style et par un subtil jeu de miroirs, nous sommes entrés dans les raisons, souvent saugrenues, d’animaux qui nous ressemblent comme des frères; nous mesurons les limites de notre sagesse et la sagesse de certaines de nos folies.
«Amants,heureux amants, voulez-vous voyager?
Que ce soit aux rives prochaines.»
(Les Deux Pigeons .)
La Fontaine a réussi la gageure de construire une œuvre monumentale à partir de pièces brèves et qu’on aurait pu croire futiles. Dans leur variété et leur apparente désinvolture, les sont bien:
«Une ample comédie aux cent actes divers
Et dont la scène est l’Univers.»
(Le Bûcheron et Mercure , V, 1.)
L’œuvre, très élaborée, se développe suivant un ordre organique plus que selon un plan. Sa texture, très serrée, est à la fois mémoire et invention; chaque fable contient d’autres fables et les renouvelle par un mécanisme souterrain de correspondances. Les codes se modifient imperceptiblement ou brutalement, ce qui permet au narrateur d’approfondir un thème, de le renouveler de l’intérieur, soit en juxtaposant des fables doubles, soit en faisant correspondre des contrastes aux similitudes. Aux frontières incertaines de l’oral, de l’écrit et de l’image, le récit proprement dit, tout en restant limpide, est traversé comme le montre bien la critique «intertextuelle» de références externes et internes, d’associations d’idées, de réflexions, de facéties, de confidences, de bonheurs d’expression qui le rendent imprévisible et passionnant. Exemple particulièrement significatif, La Souris métamorphosée en fille (IX, 7), où le plus usé des contes balançoire devient un étourdissant long métrage où l’on se demande avec anxiété si la Belle finira, ou non, par trouver son prince Charmant et où il est question aussi, sans qu’on ait l’impression qu’on digresse, de la philosophie hindoue, de Pilpay (Bidpaï), de l’âme des animaux, de la nôtre et de la métempsycose.
L’opposant
Homme sincère, fidèle en amitié, émerveillé par la force de la vie et de l’amour, viscéralement hostile à l’hypocrisie et à la violence, La Fontaine s’est retrouvé pour ainsi dire tout naturellement dans l’opposition. C’est là, sans doute, une autre raison de la convenance complexe qui existe entre son talent et le conte d’animaux, répertoire traditionnel de la contestation politique et sociale.
«Selon que vous serez puissant ou misérable...» (Les Animaux malades de la peste , VII, 1). Sa peinture de la cour et des injustices sociales est souvent féroce. Doit-on pour autant voir en lui l’apôtre masqué de la démocratie? Ce serait à la fois une erreur et un anachronisme, comme le montrent sans équivoque plusieurs fables, et en particulier Démocrite et les Abdéritains . Dans le milieu historique qui est le sien, le poète ne peut concevoir d’autre régime que la monarchie, qu’il souhaite sans doute plus éclairée, à l’exemple de l’Angleterre. Ce qui est sûr, c’est que cet homme généreux et sans illusion rêve d’un monde plus juste et plus tolérant, tout en sachant que le chemin pour y parvenir est long et que les meilleures intentions peuvent être détournées de leur but et récupérées, comme il le laisse entendre avec une mordante subtilité dans Le Paysan du Danube (XI, 7).
On a souvent cherché à préciser sa philosophie et on y a décelé de multiples contradictions. Mais ce sont celles de la vie elle-même, saisies et exprimées au plus près, dans un registre imagé, bref et savoureux qui rappelle la facture des proverbes populaires et qui débouche sur elle. Son discours ne s’enferme jamais dans l’univers du discours ni dans le jargon. La transparence de son œuvre ne doit pas nous cacher qu’il est l’un de nos plus authentiques philosophes, dans la ligne de Platon et de Lucrèce, de Montaigne et de Pascal. Il a rendu accessibles à tous, et souriantes, les observations les plus profondes sur la vie, l’amour et la mort. Enfin, La Fontaine est aussi un très grand poète lyrique qui a su rendre cette méditation bouleversante par le frémissement de son accent personnel, combinaison subtile d’intelligence et de bonté qui donne à sa voix toujours perceptible une résonance inouïe, au sens exact du mot.
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