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Chapitres :

Les principes du communisme

Les principes du capitalisme

communisme et capitalisme

(Hymne de l'URSS)

 

Les principes du communisme

Friedrich Engels 1847

(Source : Marxists Internet Archive)

I. QU'EST-CE QUE LE COMMUNISME?

Le communisme est l'enseignement des conditions de la libération du prolétariat.

  II. QU'EST-CE QUE LE PROLETARIAT?

Le prolétariat est la classe de la société qui tire sa subsistance exclusivement de la vente de son travail, et non de l'intérêt d'un capital quelconque, dont les conditions d'existence et l'existence même dépendent de la demande de travail, par conséquent de la succession des périodes de crise et de prospérité industrielle, des oscillations d'une concurrence sans frein. Le prolétariat, ou la classe des ouvriers, est, en un mot, la classe laborieuse de l'époque actuelle.

  III. N'Y A-T-IL DONC PAS EU DE TOUT TEMPS DES PROLETAIRES?

Non. Il y a toujours eu des classes pauvres et laborieuses, et les classes laborieuses étaient la plupart du temps pauvres. Mais des pauvres, des ouvriers vivent dans les conditions que nous venons d'indiquer, donc des prolétaires, il n y en a pas toujours eu, pas plus que la concurrence n'a toujours été libre et sans frein.

  IV. COMMENT EST APPARU LE PROLETARIAT?

Le prolétariat est apparu à la suite de la révolution industrielle, qui s'est produite en Angleterre au cours de la seconde moitié du dernier siècle et qui s'est répétée depuis dans tous les pays civilisés du monde. Cette révolution industrielle a été provoquée par l'invention de la machine à vapeur, des différentes machines à filer, du métier à tisser mécanique et de toute une série d'autres appareils mécaniques. Ces machines, qui étaient chères et que seuls, par conséquent, les gros capitalistes pouvaient se procurer, transformèrent complètement tout l'ancien mode de production et éliminèrent les anciens artisans, du fait qu'elles fabriquaient les marchandises mieux et à meilleur marché que les artisans ne pouvaient le faire avec leurs rouets et leurs instruments grossiers. C'est ce qui explique pourquoi l'introduction des machines mit complètement l'industrie aux mains des gros capitalistes et enleva toute valeur à la petite propriété artisanale (instruments, métiers, etc.), de sorte que les capitalistes eurent bientôt tout entre leurs mains et que les ouvriers n'eurent plus rien. Le système de la fabrique fut d'abord introduit dans l'industrie de l'habillement. Puis la première impulsion une fois donnée, ce système s'étendit très rapidement à toutes les autres branches d'industrie, notamment à l'imprimerie, à la poterie, à la métallurgie. Le travail fut de plus en plus réparti entre les différents ouvriers, de telle sorte que l'ouvrier, qui faisait jusqu'alors un travail entier, ne fit plus désormais qu'une partie de ce travail. Grâce à cette division du travail, les produits purent être fabriqués plus rapidement, par conséquent à meilleur marché. Elle réduisit l'activité de chaque ouvrier à un geste mécanique très simple, constamment répété, qui pouvait être fait non seulement aussi bien, mais même mieux par une machine. Toutes les branches de la production tombèrent l'une après l'autre sous la domination du machinisme et de la grande industrie, tout comme le tissage et le filage. Le résultat fut qu'elles tombèrent complètement entre les mains des gros capitalistes, et que les ouvriers y perdirent ce qui leur restait encore d'indépendance. Peu à peu, outre la manufacture proprement dite, l'industrie artisanale tomba de plus en plus sous la domination de la grande industrie, du fait qu'ici aussi de gros capitalistes, en installant de grands ateliers, où les frais généraux étaient moindres et où le travail pouvait être également divisé, éliminèrent peu a peu les petits producteurs indépendants. C'est ce qui explique pourquoi, dans les pays civilisés, presque toutes les branches de la production ont été incorporées dans le système de la grande industrie et pourquoi, dans toutes les branches d'industrie, la production artisanale et la production manufacturière sont éliminées par la grande industrie. C'est ce qui explique également la ruine, de jour en jour plus prononcée, de l'ancienne classe moyenne, artisanale, la transformation complète de la situation des ouvriers et la constitution de deux nouvelles classes, qui englobent peu à peu toutes les autres, à savoir:

l) la classe des gros capitalistes, qui sont déjà, dans tous les pays civilisés, en possession exclusive de tous les moyens d'existence et des matières premières et instruments (machines, fabriques) nécessaires à la production des moyens d'existence—c'est la classe des bourgeois, ou bourgeoisie;

2) la classe de ceux qui ne possèdent rien, et qui sont obligés de vendre leur travail aux bourgeois pour recevoir d'eux les moyens de subsistance nécessaires à leur entretien—c'est la classe des prolétaires, ou prolétariat.

  V. DANS QUELLES CONDITIONS SE REALISE CETTE VENTE DU TRAVAIL DES PROLETAIRES A LA BOURGEOISIE ?

Le travail est une marchandise comme une autre, et son prix est, par conséquent, fixé exactement d'après les mêmes lois que celui de toute autre marchandise. Le prix d'une marchandise, sous le règne de la grande industrie, ou de la libre concurrence—ce qui revient au même comme nous aurons l'occasion de le voir—est en moyenne toujours égal au coût de production de cette marchandise. Le prix du travail est donc, lui aussi, égal au coût de production du travail. Mais le coût de production du travail consiste précisément dans la quantité de moyens de subsistance nécessaires pour mettre l'ouvrier en état de continuer à travailler et ne pas laisser mourir la classe ouvrière. L'ouvrier ne recevra donc, pour son travail, que le minimum nécessaire dans ce but. Le prix du travail, ou le salaire, sera donc le minimum nécessaire à l'entretien de la vie. Comme les affaires sont tantôt bonnes, tantôt mauvaises, il recevra tantôt plus, tantôt moins, tout comme le fabricant recevra tantôt plus, tantôt moins pour ses marchandises. Mais, de même que le fabricant, dans la moyenne des bonnes et des mauvaises affaires, ne reçoit pour ses marchandises ni plus ni moins que leur coût de production, de même l'ouvrier ne recevra, en moyenne, ni plus ni moins que ce minimum. Cette loi économique du salaire est appliquée d'autant plus sévèrement que la grande industrie pénètre plus fortement dans toutes les branches de la production.

  VI. QUELLES CLASSES LABORIEUSES Y AVAIT-IL AVANT LA REVOLUTION INDUSTRIELLE?

Les classes laborieuses ont, selon les différentes phases de développement de la société, vécu dans des conditions différentes et occupé des positions différentes vis-à-vis des classes possédantes et dominantes. Dans l'antiquité, les travailleurs étaient les esclaves des possédants, comme ils le sont encore dans un grand nombre de pays arriérés et même dans la partie méridionale des Etats-Unis d'Amérique. Au moyen âge, ils étaient les serfs de l'aristocratie foncière, comme ils le sont encore en Hongrie, en Pologne et en Russie. Au moyen âge et jusqu'à la révolution industrielle, il y avait, en outre, dans les villes, des compagnons, qui travaillaient au service d'artisans petits-bourgeois et, peu à peu, au fur et à mesure du développement de la manufacture, apparurent les ouvriers de manufacture qui étaient déjà occupés par de plus grands capitalistes.

  VI. PAR QUOI L'OUVRIER SE DISTINGUE-T-IL DE L'ESCLAVE ?

L'esclave est vendu une fois pour toutes. L'ouvrier doit se vendre chaque jour et même chaque heure. L'esclave isolé est propriété de son maître et il a, du fait même de l'intérêt de son maître, une existence assurée, si misérable qu'elle puisse être. Le prolétaire isolé est propriété, pour ainsi dire, de toute la classe bourgeoise; on ne lui achète son travail que quand on en a besoin: il n'a donc pas d'existence assurée. Cette existence n'est assurée qu'à la classe ouvrière tout entière, en tant que classe. L'esclavage est en dehors de la concurrence. Le prolétaire est en plein dans la concurrence et en subit toutes les oscillations. L'esclave est considéré comme une chose, non pas comme un membre de la société civile. Le prolétaire est reconnu en tant que personne, en tant que membre de la société civile. L'esclave peut donc avoir une existence meilleure que le prolétaire, mais ce dernier appartient à une étape supérieure du développement de la société, et il se trouve lui-même à un niveau plus élevé que l'esclave. Ce dernier se libère en supprimant, seulement de tous les rapports de la propriété privée, le rapport de l'esclavage, grâce à quoi il devient seulement un prolétaire. Le prolétaire, lui, ne peut se libérer qu'en supprimant la propriété privée elle-même.

  VIII. PAR QUOI LE PROLETAIRE SE DISTINGUE-T-IL DU SERF?

Le serf a la propriété et la jouissance d'un instrument de production, d'un morceau de terre, contre remise d'une partie de son produit ou en échange de certains travaux. Le prolétaire travaille avec des moyens de production appartenant à une autre personne, pour le compte de cette autre personne et contre réception d'une partie du produit. Le serf donne, le prolétaire reçoit. Le serf a une existence assurée, le prolétaire n'en a pas. Le serf se trouve en dehors de la concurrence, le prolétaire est placé dans les conditions de la concurrence. Le serf se libère, soit en se réfugiant dans les villes et en y devenant artisan, soit en donnant à son maître de l'argent au lieu de travail et de produits, et en devenant un fermier libre, soit en chassant son seigneur féodal et en devenant lui-même propriétaire, bref, en entrant d'une façon ou de l'autre dans la classe possédante, et dans la concurrence. Le prolétaire se libère en supprimant la concurrence elle-même, la propriété privée et toutes les différences de classe.

  IX. PAR QUOI LE PROLETAIRE SE DISTINGUE-T-IL DE L'ARTISAN

[Le manuscrit d'Engels réserve en blanc la place pour cette réponse. (N.R.)]?

  X. PAR QUOI LE PROLETAIRE SE DISTINGUE-T-IL DE L'OUVRIER DE MANUFACTURE?

L'ouvrier de manufacture du XVIe au XVIIIe siècle avait encore presque partout en sa possession un instrument de travail: son métier à tisser, son rouet pour sa famille, un petit champ qu'il cultivait pendant ses heures de loisir. Le prolétaire n'a rien de tout cela. L'ouvrier de manufacture vit presque toujours à la campagne et entretient des rapports plus ou moins patriarcaux avec son propriétaire ou son employeur. Le prolétaire vit dans les grandes villes et n'a avec son employeur qu'un simple rapport d'argent. L'ouvrier de manufacture est arraché par la grande industrie à ses rapports patriarcaux, perd la petite propriété qui lui restait encore et c'est alors qu'il devient un prolétaire.

  XI. QUELLES FURENT LES CONSEQUENCES DIRECTES DE LA REVOLUTION INDUSTRIELLE ET DE LA DIVISION DE LA SOCIETE EN BOURGEOIS ET PROLETAIRES?

Premièrement, le vieux système de la manufacture ou de l'industrie reposant sur le travail manuel fut complètement détruit, par suite de la diminution des prix des produits industriels réalisée dans tous les pays à la suite de l'introduction du machinisme. Tous les pays semi-barbares, qui étaient restés jusque-là plus ou moins en dehors du développement historique et dont l'industrie avait reposé sur le système de la manufacture, furent violemment arrachés à leur isolement. Ils achetèrent les marchandises anglaises à bon marche et laissèrent mourir de faim leurs propres ouvriers de manufacture. C'est ainsi que des pays qui n'avaient réalisé aucun progrès depuis des siècles, tels que l'Inde, furent complètement révolutionnés et que la Chine elle-même va maintenant au-devant d'une révolution. L'invention d'une nouvelle machine en Angleterre peut avoir pour résultat de condamner à la famine, en l'espace de quelques années, des millions d'ouvriers chinois. De cette manière, la grande industrie a relié les uns aux autres tous les peuples de la terre, transformé tous les marchés locaux en un vaste marché mondial, préparé partout le terrain au progrès et à la civilisation et fait en sorte que tout ce qui se passe dans les pays civilisés doit nécessairement exercer ses répercussions sur tous les autres pays; de sorte que si, maintenant, les ouvriers se libèrent en Angleterre ou en France, cela doit entraîner comme conséquence dans tous les autres pays des révolutions qui, tôt ou tard, aboutiront, là aussi, à la libération des ouvriers.

Deuxièmement, la révolution industrielle, partout où la grande industrie a remplacé la production manufacturière, a eu pour résultat un développement extraordinaire de la bourgeoisie, de ses richesses et de sa puissance, et a fait d'elle la première classe de la société. En conséquence, partout où cela s'est produit, la bourgeoisie s'est emparée du pouvoir politique et a évincé les classes jusque-là dominantes: l'aristocratie et les maîtres de corporations, ainsi que la monarchie absolue qui les représentait toutes deux. La bourgeoisie anéantit la puissance de l'aristocratie, de la noblesse, en supprimant les majorats, c'est-à-dire l'inaliénabilité de la propriété foncière, ainsi que tous les privilèges féodaux. Elle détruisit la grande puissance des maîtres de jurande, en supprimant toutes les corporations et tous les privilèges corporatifs. Elle leur substitua la libre concurrence, c'est-à-dire un état de la société où chacun a le droit d'exercer la branche d'activité qui lui plaît et où rien ne peut l'arrêter dans cette activité que l'absence du capital nécessaire. L'introduction de la libre concurrence est, par conséquent, la proclamation publique que, désormais, les membres de la société ne sont inégaux que dans la mesure où leurs capitaux sont inégaux, que le capital est la puissance décisive et qu'ainsi les capitalistes, les bourgeois, sont devenus la première classe de la société. Mais la libre concurrence est indispensable, au début, au développement de la grande industrie, parce qu'elle est le seul régime qui permette à la grande industrie de croître. Après avoir ainsi anéanti la puissance sociale de la noblesse et de la corporation, la bourgeoisie anéantit également leur puissance politique. Devenue la première classe au point de vue économique, elle se proclame également la première classe au point de vue politique. Elle y parvient au moyen de l'introduction du système représentatif, qui repose sur l'égalité bourgeoise devant la loi et la reconnaissance légale de la libre concurrence, et qui fut établi dans les pays d'Europe sous la forme de la monarchie constitutionnelle. Dans ces monarchies constitutionnelles n'ont le droit de vote que ceux qui possèdent un certain capital, par conséquent seulement les bourgeois. Les électeurs bourgeois élisent des députés bourgeois et ces derniers, usant du droit de refuser les impôts, élisent à leur tour un gouvernement bourgeois.

Troisièmement, la révolution industrielle a partout provoqué le développement du prolétariat dans la mesure même où elle permettait le développement de la bourgeoisie elle-même. Au fur et à mesure que les bourgeois s'enrichissaient le nombre des prolétaires augmentait, car, étant donné que les prolétaires ne peuvent être occupés que par le capital et que le capital ne peut s'accroître qu'en occupant des ouvriers, il en résulte que l'augmentation du prolétariat va exactement de pair avec l'augmentation du capital. La révolution industrielle a également pour résultat de grouper les bourgeois comme les prolétaires dans de grandes agglomérations, où l'industrie est pratiquée avec le plus d'avantages, et de donner au prolétariat, par cette concentration des grandes masses dans un même espace, la conscience de sa force. D'autre part, plus la. révolution industrielle se développe, plus on invente de nouvelles machines qui éliminent le travail manuel, plus la grande industrie a tendance, comme nous l'avons déjà dit, à abaisser le salaire à son minimum, rendant ainsi la situation du prolétariat de plus en plus précaire. La révolution industrielle prépare ainsi, du fait du mécontentement croissant du prolétariat, d'une part, et du fait du développement de sa puissance, d'autre part, une révolution sociale que conduira le prolétariat.

  XII. QUELLES FURENT LES AUTRES CONSEQUENCES DE LA REVOLUTION INDUSTRIELLE?

La grande industrie créa, avec la machine à vapeur et autres machines, les moyens d'augmenter rapidement, à peu de frais et jusqu'à l'infini la production industrielle. La libre concurrence imposée par cette grande industrie prit rapidement, à cause de cette facilité de la production, un caractère extrêmement violent. Un nombre considérable de capitalistes se jetèrent sur l'industrie, et bientôt on produisit plus qu'on ne pouvait consommer. La conséquence fut que les marchandises fabriquées ne trouvèrent pas preneur et que survint ce qu'on appelle une crise commerciale. Les usines durent arrêter le travail; les fabricants firent faillite et les ouvriers furent condamnés à la famine. Il en résulta partout une grande misère. Au bout de quelque temps, les produits superflus vendus, les usines commencèrent de nouveau à travailler, les salaires augmentèrent et, peu à peu, les affaires marchèrent mieux que jamais. Mais pas pour longtemps, car, de nouveau, on produisit trop de marchandises et une nouvelle crise se produisit, qui prit exactement le même cours que la précédente. C'est ainsi que, depuis le début de ce siècle, l'état de l'industrie a constamment oscillé entre des périodes de prospérité et des périodes de crise, et presque régulièrement, tous les cinq ou sept ans, une crise semblable s'est produite, entraînant chaque fois une grande misère pour les ouvriers, une agitation révolutionnaire générale, et un extrême danger pour tout le régime existant.

  XIII. QUELLES SONT LES CONSEQUENCES DE CES CRISES COMMERCIALES SE REPRODUISANT A INTERVALLES REGULIERS?

La première, c'est que la grande industrie, quoiqu'elle ait elle-même, au cours de sa première période de développement, créé la libre concurrence, ne s'accommode déjà plus maintenant de la libre concurrence; que la concurrence et, d'une façon générale, l'exercice de la production industrielle par des personnes isolées sont devenus pour elle une entrave qu'elle doit rompre et qu'elle rompra; que la grande industrie, tant qu'elle sera exercée sur la base actuelle, ne peut subsister sans conduire, tous les cinq ou sept ans, à un chaos général, chaos qui met chaque fois en danger toute la civilisation, et non seulement précipite dans la misère les prolétaires, mais encore ruine une grande quantité de bourgeois; que, par conséquent, la grande industrie ou bien se détruira elle-même, ce qui est une impossibilité absolue, ou bien aboutira à une organisation, complètement nouvelle de la société, dans laquelle la production industrielle ne sera plus dirigée par quelques fabricants se faisant concurrence les uns aux autres, mais par la société tout entière, d'après un plan déterminé et conformément aux besoins de tous les membres de la société.

Deuxièmement, la grande industrie et l'extension de la production à l'infini qu'elle rend possible permettent l'avènement d'un régime social dans lequel on produira une telle quantité de moyens de subsistance que chaque membre de la société aura désormais la possibilité de développer et d'employer librement ses forces et ses facultés particulières; de telle sorte que cette même propriété de la grande industrie qui, dans la société actuelle, crée la misère et toutes les crises commerciales, supprimera dans une autre organisation sociale cette misère et ces crises.

Il est donc clairement prouvé:

l) qu'aujourd'hui tous ces maux n'ont leur cause que dans un ordre social qui ne répond plus aux nécessités;

2) que les moyens existent dès maintenant de supprimer complètement ces maux par la construction d'un nouvel ordre social.

  XIV. QUEL DOIT ETRE CE NOUVEL ORDRE SOCIAL?

Il devra tout d'abord enlever l'exercice de l'industrie et de toutes les branches de la production, en général, aux individus isolés, se faisant concurrence les uns aux autres, pour les remettre à la société tout entière—ce qui signifie qu'elles seront gérées pour le compte commun, d'après un plan commun et avec la participation de tous les membres de la société. Il supprimera, par conséquent, la concurrence et lui substituera l'association. Etant donné d'autre part que l'exercice de l'industrie par des individus isolés implique nécessairement l'existence de la propriété privée et que la concurrence n'est pas autre chose que ce mode d'activité de l'industrie où un certain nombre de personnes privées la dirigent, la propriété privée est inséparable de l'exercice de l'industrie par des individus isolés, et de la concurrence. La propriété privée devra donc être également supprimée et remplacée par l'utilisation collective de tous les moyens de production et la répartition de tous les produits d'un commun accord, ce qu'on appelle la communauté des biens. La suppression de la propriété privée est même le résumé le plus bref et le plus caractéristique de cette transformation de toute la société que rend nécessaire le développement de l'industrie. Pour cette raison, elle constitue, à juste titre, la principale revendication des communistes.

  XV. LA SUPPRESSION DE LA PROPIETE PRIVEE N'ETAIT DONC PAS POSSIBLE AUTREFOIS?

Non. Toute transformation de l'ordre social, tout changement dans les rapports de propriété, sont la conséquence nécessaire de l'apparition de nouvelles forces productives ne correspondant plus aux anciens rapports de propriété. La propriété privée elle-même est apparue de cette façon. Car la propriété privée n'a pas toujours existé. Lorsque, à la fin du moyen âge, un nouveau mode de production est apparu avec la manufacture, mode de production en contradiction avec la propriété féodale et corporative de l'époque, cette production manufacturière, ne correspondant plus aux anciens rapports de propriété, donna naissance à une nouvelle forme de propriété: la propriété privée. En effet, pour la manufacture et pour la première période du développement de la grande industrie, il n'y avait pas d'autre forme de propriété possible que la propriété privée, pas d'autre forme de société possible que la société basée sur la propriété privée. Tant qu'on ne peut pas produire une quantité suffisante de produits pour que non seulement il y en ait assez pour tous mais qu'il en reste encore un certain excédent pour l'augmentation du capital social et pour le développement des forces productives, il doit nécessairement y avoir une classe dominante, disposant des forces productives de la société, et une classe pauvre, opprimée. La constitution et le caractère de ces classes dépendent chaque fois du degré de développement de la production. La société du moyen âge, qui repose sur la culture de la terre, nous donne le seigneur féodal et le serf; les villes de la fin du moyen âge nous donnent le maître artisan, le compagnon et le journalier; le dix-septième siècle, le propriétaire de la manufacture et l'ouvrier; le dix-neuvième siècle, le grand industriel et le prolétaire. Il est clair que jusqu'à présent, les forces productives n'étaient pas suffisamment développées pour produire assez pour tous et pour que la propriété privée soit devenue un poids, un obstacle à leur développement. Mais aujourd'hui:

l) où par suite du développement de la grande industrie, il s'est constitué des capitaux et des forces productives d'une ampleur encore inconnue jusqu'ici, et où les moyens existent d'augmenter rapidement jusqu'à l'infini ces forces productives;

2) où ces forces productives sont concentrées dans les mains d'un petit nombre de bourgeois, tandis que la grande masse du peuple est de plus en plus rejetée dans le prolétariat et que sa situation devient plus misérable et plus insupportable à mesure que les richesses de bourgeois augmentent;

3) où ces forces productives puissantes, se multipliant avec une telle facilité, ont tellement dépassé le cadre de la propriété privée et du régime bourgeois qu'elles provoquent a chaque instant les troubles les plus considérables dans l'ordre social;

—aujourd'hui donc, la suppression de la propriété privée est devenue non seulement possible, mais même absolument nécessaire.

  XVI. LA SUPPRESSION DE LA PROPRIETE PRIVEE EST-ELLE POSSIBLE PAR LA VOIE PACIFIQUE?

Il serait souhaitable qu'il pût en être ainsi, et les communistes seraient certainement les derniers à s'en plaindre. Les communistes savent trop bien que toutes les conspirations sont, non seulement inutiles, mais même nuisibles. Ils savent trop bien que les révolutions ne se font pas arbitrairement et par décret, mais qu'elles furent partout et toujours la conséquence nécessaire de circonstances absolument indépendantes de la volonté et de la direction de partis déterminés et de classes entières. Mais ils voient également que le développement du prolétariat se heurte dans presque tous les pays civilisés à une répression brutale, et qu'ainsi les adversaires des communistes travaillent eux-mêmes de toutes leurs forces pour la révolution. Si tout cela pousse finalement le prolétariat opprimé à la révolution, nous, communistes, nous défendrons alors par l'action, aussi fermement que nous le faisons maintenant par la parole, la cause des prolétaires.

  XVII. LA SUPPRESSION DE LA PROPRIETE PRIVEE EST-ELLE POSSIBLE D'UN SEUL COUP?

Non, pas plus qu'on ne peut accroître d'un seul coup les forces productives déjà existantes dans une mesure telle qu'on puisse établir une économie collective du jour au lendemain. La révolution prolétarienne, dont tout indique qu'elle approche, ne pourra par conséquent que transformer peu à peu la société actuelle et ne pourra supprimer complètement la propriété privée que quand on aura créé la quantité nécessaire de moyens de production.

  XVIII. QUEL COURS PRENDRA CETTE REVOLUTION?

Elle établira tout d'abord un régime démocratique et, par là même, directement ou indirectement, la domination politique du prolétariat. Directement en Angleterre, où les prolétaires constituent déjà la majorité du peuple. Indirectement en France et en Allemagne, où la majorité du peuple est composée non seulement de prolétaires, mais aussi de petits paysans et de petits bourgeois qui ne sont encore qu'en voie de prolétarisation, qui dépendent, en ce qui concerne la satisfaction de leurs intérêts politiques, de plus en plus du prolétariat, et qui devront, par conséquent, se rallier rapidement à ses revendications. Cela nécessitera peut-être une nouvelle lutte, mais qui ne peut se terminer que par la victoire du prolétariat.

La démocratie ne serait d'aucune utilité pour le prolétariat s'il ne l'utilisait pas immédiatement pour prendre des mesures étendues comportant une atteinte directe à la propriété privée et assurant l'existence du prolétariat. Les plus importantes de ces mesures, telles qu'elles découlent nécessairement des conditions présentes, sont les suivantes:

1) limitation de la propriété privée au moyen d'impôts progressifs, de forts impôts sur les successions, suppressions du droit de succession en ligne collatérale (frères, neveux, etc., etc., ), emprunts forcés, etc.;

2) expropriation progressive des propriétaires fonciers, des industriels, des propriétaires de chemins de fer et armateurs, en partie au moyen de la concurrence de l'industrie d'Etat, en partie directement contre indemnité en assignats;

3) confiscation des biens de tous les émigrés et rebelles insurgés contre la majorité du peuple;

4) organisation du travail ou emploi des ouvriers dans des domaines, fabriques et ateliers nationaux, ce qui supprimera la concurrence des ouvriers entre eux et obligera ceux des industriels qui subsisteront encore à payer le même haut salaire que l'Etat;

5) obligation au travail pour tous les membres de la société jusqu'à la suppression complète de la propriété privée; constitution d'armées industrielles, particulièrement pour l'agriculture;

6) centralisation dans les mains de l'Etat du système du crédit, du commerce, de l'argent, au moyen de la création d'une banque nationale, avec un capital d'Etat, et suppression de toutes les banques privées;

7) multiplication des fabriques nationales, des ateliers, chemins de fer, navires, défrichement de toutes les terres et amélioration des terres déjà cultivées au fur et à mesure de l'augmentation des capitaux et du nombre des travailleurs dont dispose le pays;

8) éducation de tous les enfants à partir du moment où ils peuvent se passer des soins maternels, dans des institutions nationales et aux frais de la nation. (Education et travail industriel);

9) construction de grands palais sur les domaines nationaux pour servir d'habitation à des communautés de citoyens occupés dans l'industrie ou l'agriculture, et unissant les avantages de la vie citadine a ceux de la vie à la campagne, sans avoir leurs inconvénients;

10) destruction de toutes les habitations et quartiers insalubres et mal construits;

11) droit de succession égal aux enfants légitimes et non légitimes;

12) concentration de tous les moyens de transports dans les mains de l'Etat.

Toutes ces mesures ne pourront naturellement pas être appliquées d'un seul coup. Mais chacune entraîne nécessairement la suivante. Une fois portée la première atteinte radicale à la propriété privée, le prolétariat se verra obligé d'aller toujours de l'avant et de concentrer de plus en plus dans les mains de l'Etat tout le capital, l'agriculture et l'industrie, les transports et les échanges. C'est le but que poursuivent toutes ces mesures. Elles seront applicables et obtiendront leur effet centralisateur au fur et à mesure de l'accroissement des forces productives du pays grâce au travail du prolétariat.

Enfin, quand tout le capital, toute la production et tous les échanges seront concentrés dans les mains de l'Etat, la propriété privée tombera d'elle-même, l'argent deviendra superflu; et la production sera augmentée et les hommes transformés à tel point qu'on pourra également supprimer les derniers rapports de l'ancienne société.

  XIX. CETTE REVOLUTION SE FERA-T-ELLE DANS UN SEUL PAYS ?

Non. La grande industrie, en créant le marché mondial, a déjà rapproché si étroitement les uns des autres les peuples de la terre, et notamment les plus civilisés, que chaque peuple dépend étroitement de ce qui se passe chez les autres. Elle a en outre unifié dans tous les pays civilisés le développement social à tel point que, dans tous ces pays, la bourgeoisie et le prolétariat sont devenus les deux classes les plus importantes de la société, et que l'antagonisme entre ces deux classes est devenu aujourd'hui l'antagonisme fondamental de la société. La révolution communiste, par conséquent, ne sera pas une révolution purement nationale. Elle se produira en même temps dans tous les pays civilisés, c'est-à-dire tout au moins en Angleterre, en Amérique, en France et en Allemagne. Elle se développera dans chacun de ces pays plus rapidement ou plus lentement, selon que l'un ou l'autre de ces pays possède une industrie plus développée, une plus grande richesse nationale et une masse plus considérable de forces productives. C'est pourquoi elle sera plus lente et plus difficile en Allemagne, plus rapide et plus facile en Angleterre. Elle exercera également sur tous les autres pays du globe une répercussion considérable et transformera complètement leur mode de développement. Elle est une révolution universelle; elle aura, par conséquent, un terrain universel.

  XX. QUELLES SERONT LES CONSEQUENCES DE LA SUPPRESSION DE LA PROPRIETE PRIVEE?

En enlevant aux capitalistes privés toutes les forces productives et tous les moyens de transport, ainsi que l'échange et la répartition des produits, en les administrant d'après un plan établi en fonction des ressources et des besoins de la collectivité, la société supprimera tout d'abord toutes les conséquences néfastes qui sont liées au système qui régit actuellement la grande industrie. Les crises disparaissent; la production élargie, qui est, en réalité, dans la société actuelle, une surproduction et constitue une cause si importante de misère ne suffira plus aux besoins et devra être élargie encore davantage. Au lieu de créer de la misère, la production au-delà des besoins de la société assurera la satisfaction des besoins de tous et fera apparaître de nouveaux besoins, en même temps que les moyens de les satisfaire. Elle sera la condition et la cause de nouveaux progrès qu'elle réalisera sans jeter périodiquement, comme c'était le cas jusqu'ici, le trouble dans la société. La grande industrie, libérée du joug de la propriété, s'étendra dans de telles proportions que son extension actuelle apparaîtra aussi mesquine que la manufacture à côté de la grande industrie moderne. Le développement de l'industrie mettra à la disposition de la société une masse de produits suffisante pour satisfaire les besoins de tous. De même, l'agriculture, qui, sous le régime de la propriété privée et du morcellement, a du mal à profiter des perfectionnements déjà réalisés et des découvertes scientifiques, connaîtra un essor tout nouveau et mettra à la disposition de la société une quantité tout à fait suffisante de produits. Ainsi, la société fabriquera suffisamment de produits pour pouvoir organiser la répartition de façon à satisfaire les besoins de tous ses membres. La division de la société en classes différentes, antagonistes sera rendue ainsi superflue. Elle deviendra non seulement superflue, mais encore incompatible avec le nouvel ordre social. L'existence des classes est provoquée par la division du travail. Dans la nouvelle société, la division du travail, sous ses formes actuelles, disparaîtra complètement. Car, pour porter la production industrielle et agricole au niveau que nous avons dit, les moyens mécaniques et chimiques ne suffisent pas. Les capacités des hommes qui utilisent ces moyens devront être également développées dans la même proportion. De même que les paysans et les ouvriers de manufacture du siècle dernier modifièrent toute leur façon de vivre et devinrent même des hommes complètement différents après avoir été incorporés dans la grande industrie, de même la gestion collective des forces productives par l'ensemble de la société et le nouveau développement de la production qui en résultera nécessiteront et créeront des hommes complètement différents de ceux d'aujourd'hui. La gestion sociale de la production ne peut être assurée par des hommes qui, comme c'est le cas aujourd'hui, seraient étroitement soumis à une branche particulière de la production, enchaînés à elle, exploités par elle, n'ayant développé qu'une seule de leurs facultés aux dépens des autres et ne connaissant qu'une branche ou même qu'une partie d'une branche de la production. Déjà, l'industrie actuelle a de moins en moins besoin de tels hommes. L'industrie exercée en commun, et suivant un plan, par l'ensemble de la collectivité suppose des hommes dont les facultés sont développées dans tous les sens et qui sont en état de dominer tout le système de la production. La division du travail, déjà minée par le progrès du machinisme, et qui fait de l'un un paysan, de l'autre un cordonnier, du troisième un ouvrier d'usine, du quatrième un spéculateur à la Bourse, disparaîtra donc complètement. L'éducation donnera la possibilité aux jeunes gens de s'assimiler rapidement dans la pratique tout le système de la production, elle les mettra en état de passer successivement de l'une à l'autre des différentes branches de la production selon les besoins de la société ou leurs propres inclinations. Elle les libérera, par conséquent, de ce caractère unilatéral qu'impose à chaque individu la division actuelle du travail. Ainsi, la société organisée sur la base communiste donnera à ses membres la possibilité d'employer dans tous les sens leurs facultés, elles-mêmes harmonieusement développées. Il en résulte que toute différence entre les classes disparaîtra aussi inévitablement. De telle sorte que la société communiste, d'une part, est incompatible avec l'existence des classes et, d'autre part, fournit elle-même les moyens de supprimer ces différences de classes.

De ce fait, l'antagonisme entre la ville et la campagne disparaîtra également. L'exercice de l'agriculture et de l'industrie par les mêmes hommes, au lieu d'être le fait de classes différentes, est une condition nécessaire de l'organisation communiste, ne serait-ce que pour des raisons tout à fait matérielles. La dispersion dans les villages de la population occupée à l'agriculture, à côté de la concentration de la population industrielle dans les villes, est un phénomène qui correspond à une étape de développement encore inférieure de l'agriculture et de l'industrie, un obstacle au progrès, qui se fait sentir dès maintenant.

L'association générale de tous les membres de la société en vue de l'utilisation collective et rationnelle des forces productives, l'extension de la production dans des proportions telles qu'elle puisse satisfaire les besoins de tous, la liquidation d'un état de choses dans lequel les besoins des uns ne sont satisfaits qu'aux dépens des autres, la suppression complète des classes et de leurs antagonismes, le développement complet des capacités de tous les membres de la société grâce à la suppression de la division du travail telle qu'elle était réalisée jusqu'ici, grâce à l'éducation basée sur le travail, au changement d'activité, à la participation de tous aux jouissances créées par tous, à la fusion entre la ville et la campagne—telles seront les principales conséquences de la suppression de la propriété privée.

  XXI. QUELLES REPERCUSSIONS AURA LE REGIME COMMUNISTE SUR LA FAMILLE?

Il transformera les rapports entre les sexes en rapports purement privés, ne concernant que les personnes qui y participent, et où la société n'a pas à intervenir. Cette transformation sera possible grâce à la suppression de la propriété privée et à l'éducation des enfants par la société—ce qui détruira ainsi les deux bases du mariage actuel qui sont liées à la propriété privée, à savoir la dépendance de la femme vis-à-vis de l'homme et celle des enfants vis-à-vis des parents. Ceci donne aussi réponse à toutes les criailleries des moralistes bourgeois sur la communauté des femmes que veulent, paraît-il, introduire les communistes. La communauté des femmes est un phénomène qui appartient uniquement à la société bourgeoise et qui est réalisé actuellement en grand sous la forme de la prostitution. Mais la prostitution repose sur la propriété privée et disparaît avec elle. Par conséquent, l'organisation communiste, loin d'introduire la communauté des femmes, la supprimera, au contraire.

  XXII. COMMENT L'ORGANISATION COMMUNISTE SE COMPORTERA-T-ELLE VIS-A-VIS DES NATIONALITES EXISTANTES?

—Maintenu.

[Dans le manuscrit, à la place de la réponse aux questions 22 et 23, on lit le mot "maintenu". Ce qui signifie, vraisemblablement, qu'il faut conserver la réponse telle qu'elle était formulée dans un des projets préliminaires de programme de la Ligue des communistes qui ne sont pas parvenus jusqu'à nous. (N.R.)]

  XXIII. COMMENT SE COMPORTERA-T-ELLE VIS-A-VIS DES RELIGIONS EXISTANTES?

—Maintenu.

  XXIV. EN QUOI LES COMMUNISTES SE DIFFERENCIENT-ILS DES SOCIALISTES?

Ceux qu'on appelle les socialistes se divisent en trois catégories.

La première est composée de partisans de la société féodale et patriarcale, qui a été détruite et est détruite tous les jours par la grande industrie, le commerce mondial et la société bourgeoise créée par l'une et par l'autre. Cette catégorie de socialistes tire des maux de la société actuelle cette conclusion qu'il faut rétablir la société féodale et patriarcale puisqu'elle ignorait ces maux. Toutes leurs propositions tendent, directement ou indirectement, à ce but. Cette catégorie de socialistes réactionnaires seront toujours, malgré leur feinte compassion pour la misère du prolétariat et les larmes qu'ils versent à ce sujet, combattus énergiquement par les communistes, car:

l) ils se proposent un but impossible à atteindre;

2) ils s'efforcent de rétablir la domination de l'aristocratie, des maîtres de corporations et des manufacturiers avec leur suite de rois absolus ou féodaux, de fonctionnaires, de soldats et de prêtres, une société qui, certes, ne comporte pas les maux de la société actuelle, mais qui en comporte tout au moins autant, et ne présente même pas la perspective de la libération, grâce au communisme, des ouvriers opprimés;

3) ils montrent leurs véritables sentiments chaque fois que le prolétariat devient révolutionnaire et communiste: ils s'allient alors immédiatement avec la bourgeoisie contre le prolétariat.

La deuxième catégorie se compose de partisans de la société actuelle, auxquels les maux provoqués nécessairement par elle inspirent des craintes quant au maintien de cette société. Ils s'efforcent donc de maintenir la société actuelle, mais en supprimant les maux qui lui sont liés. Dans ce but, les uns proposent de simples mesures de charité, les autres des plans grandioses de réformes qui, sous prétexte de réorganiser la société, n'ont d'autre but que le maintien des bases de la société actuelle et, par conséquent, le maintien de cette société elle-même. Les communistes devront également combattre avec énergie ces socialistes bourgeois, parce qu'ils travaillent en réalité pour les ennemis des communistes et défendent la société que les communistes se proposent précisément de renverser.

La troisième catégorie, enfin, se compose des socialistes démocrates. Ceux-ci dont la route rejoint celle des communistes, veulent voir réaliser une partie des mesures indiquées plus haut[Il s'agit de la question XVIII. (N.R.)]—mais non pas comme un moyen de transition vers le communisme comme un moyen suffisant pour supprimer la misère et les maux de la société actuelle. Ces socialistes démocrates sont, soit des prolétaires qui ne sont pas suffisamment éclairés sur les conditions de la libération de leur classe, soit des représentants de la petite bourgeoisie, c'est-à-dire d'une classe qui, jusqu'à la conquête de la démocratie et la réalisation des mesures socialistes qui en résulteront, a sous beaucoup de rapports les mêmes intérêts que les prolétaires. C'est pourquoi les communistes s'entendront avec eux au moment de l'action et devront autant que possible mener avec eux une politique commune, dans la mesure toutefois où ces socialistes ne se mettront pas au service de la bourgeoisie au pouvoir et n'attaqueront pas les communistes. Bien entendu, ces actions communes n'excluent pas la discussion des divergences qui existent entre eux et les communistes.

  XXV. QUELLE DOIT ETRE L'ATTITUDE DES COMMUNISTES VIS-A-VIS DES AUTRES PARTIS POLITIQUES?

Cette attitude sera différente selon les différents pays. En Angleterre, en France et en Belgique, où domine la bourgeoisie, les communistes ont pour le moment des intérêts communs avec les différents partis démocratiques, intérêts d'autant plus grands que les démocrates se rapprochent davantage, dans les mesures socialistes qu'ils défendent maintenant partout, du but communiste, c'est-à-dire plus ils défendent nettement et fermement les intérêts du prolétariat, et plus ils s'appuient sur ce dernier. En Angleterre, par exemple, le mouvement chartiste, composé d'ouvriers, est beaucoup plus près des communistes que les petits-bourgeois démocrates ou les soi-disant radicaux.

En Amérique où la constitution démocratique a été introduite, les communistes devront s'allier au parti qui veut tourner cette constitution contre la bourgeoisie et l'utiliser dans l'intérêt du prolétariat, c'est-à-dire aux réformateurs nationaux agrariens;

En Suisse, les radicaux, quoi qu'ils soient eux-mêmes un parti très mêlé, sont cependant les seuls avec qui les communistes puissent marcher, et parmi ces radicaux, les plus avancés sont les Vaudois et les Genevois.

En Allemagne, enfin, la lutte décisive se prépare entre la bourgeoisie et la monarchie absolue. Mais comme les communistes ne peuvent compter sur une lutte décisive entre eux et la bourgeoisie, tant que celle-ci n'aura pas conquis le pouvoir, il est de l'intérêt des communistes d'aider la bourgeoisie a conquérir le plus rapidement possible le pouvoir, pour la renverser ensuite le plus rapidement possible. Par conséquent, les communistes doivent soutenir constamment les libéraux bourgeois contre les gouvernements absolutistes, tout en se gardant bien de partager les illusions des bourgeois et d'ajouter foi à leurs promesses séduisantes sur les conséquences bienheureuses qui résulteront pour le prolétariat de la victoire de la bourgeoisie. Les seuls avantages que la victoire de la bourgeoisie offrira aux communistes consisteront:

1°dans différentes concessions qui faciliteront aux communistes la défense, la discussion et la propagande de leurs idées et, par là, la constitution du prolétariat en une classe fermement unie, prête à la lutte et bien organisée, et

2°dans la certitude qu'à partir du jour où les gouvernements absolutistes seront tombés, la véritable lutte entre la bourgeoisie et le prolétariat commencera. A partir de ce jour là, la politique du parti communiste sera la même que dans tous les pays ou règne déjà la bourgeoisie.

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Le capitalisme

Les nouveaux maîtres de monde ?

les maîtres du monde

   (source- Encyclopédie Universalis)   

La source de toutes les équivoques, c’est de concevoir le capitalisme comme un «système». Par là, on évoque un réseau de contraintes dans lequel la société est tout entière enserrée. C’est supposer possible l’existence d’un autre type de société capable de se passer partiellement ou en totalité de ces contraintes (ou de contraintes équivalentes et perçues comme telles), tout en donnant les mêmes résultats en ce qui concerne la quantité et la qualité des éléments de bien-être produits. Une condition supplémentaire et importante serait que cette société autre fût en mesure de s’affranchir des contraintes du «système capitaliste» (ou de contraintes équivalentes et perçues comme telles) sans destruction additionnelle du milieu environnant.

La principale difficulté tient à l’ambiguïté de la notion de «contraintes». S’agit-il des «lois» économiques elles-mêmes? Dans ce cas, celles-ci doivent être considérées comme contingentes, tenant précisément à la nature du «système», comme le croyaient les marxistes, et non à la nature des choses. Ou bien s’agit-il de l’empreinte laissée par les conséquences de ces lois sur les individus membres de la société où elles font sentir leurs effets? Dans ce cas, la contingence est liée au caractère subjectif du critère mis en avant.

Voir dans le «capitalisme» un système économique caractérisé par un mode de fonctionnement particulier procède d’une illusion historique. Il aura fallu la chute des régimes d’inspiration marxiste pour que l’opinion publique dans son ensemble en prenne conscience. Du capitalisme, elle veut désormais retenir d’abord la fonction qu’il remplit. C’est la bonne approche. Elle rejoint l’enseignement des grands classiques, Adam Smith (1723-1790) et surtout David Ricardo (1772-1823), dont les analyses restent à la base des recherches les plus modernes – et leur sont, souvent, très supérieures. Comme cette fonction doit être accomplie par toute société soucieuse d’accroître ses moyens d’action matériels (par opposition aux ressources de la vie contemplative), la conversion au capitalisme est devenue quasi générale.

     Pas un système, une fonction

La fonction capitalistique consiste à produire du capital en vue de l’échange. La finalité de l’échange entraîne, outre la formation du capital économiquement productif, son entretien (conservation) et son accumulation (accroissement). La nécessité d’entretenir et de renouveler constamment les équipements et le capital immobilier fait des sociétés rompues aux disciplines et aux réflexes de gestion du capitalisme les plus aptes à mettre en œuvre des mesures (notamment par le biais fiscal) qui visent à la préservation du milieu naturel. L’accumulation du capital productif rend possible la multiplication des richesses consommables (biens et services), même en l’absence de progrès dans les techniques de production. Mais l’échange, en suscitant une division du travail de plus en plus poussée, multiplie par là même les occasions où l’ingéniosité technique peut se manifester. Si le progrès technique se paie par une destruction, souvent brutale, de capital (machines devenues obsolètes, etc.), cette destruction est toujours plus que compensée par un surcroît de production, à moindre coût unitaire. Là encore, la logique de l’échange impose – non, souvent, sans douloureuses crises d’adaptation – la solution socialement la plus efficace: une innovation technique qui n’impliquerait pas cette surcompensation attendrait dans les tiroirs le moment où, par suite de nouveaux perfectionnements, elle pourrait être économiquement utilisée. Ricardo en faisait déjà la démonstration. L’expérience a largement confirmé les conclusions du calcul économique. Joseph Schumpeter (1883-1950) a donné le nom de «destruction créatrice» à ce phénomène.

Dans la réalité vécue, les échanges s’effectuent sur un marché par le truchement de la monnaie. Les économistes du XIXe siècle (pas les plus grands) ont souvent affecté de ne considérer la monnaie que comme un voile derrière lequel se passaient les choses sérieuses. Ceux du XXe siècle ont, au contraire, succombé à la tentation d’en surestimer le rôle. Les politiques qui se sont inspirées de ce nouveau préjugé se sont révélées à la longue désastreuses. Il est essentiel de ne pas perdre de vue qu’une économie de marché a pour ressort la dynamique de l’échange et rien d’autre, en particulier pas l’«injection» artificielle de monnaie (par excès de crédit).

Contractons les opérations du marché. Là où l’on voit, d’un côté, des vendeurs de biens et services contre monnaie et, de l’autre, des détenteurs de monnaie disposés à céder cette dernière contre marchandises, on supposera un échange direct entre les producteurs des diverses marchandises offertes. Ce raccourci consacre, dans le couple offre-demande du marché, la primauté de l’offre: pas de demande possible sans offre préalable (par quoi le demandeur s’est procuré les moyens de règlement nécessaires). En multipliant les richesses, l’économie capitaliste de l’échange rend possible une «redistribution des revenus   »; mais, si souhaitable que puisse paraître une telle politique, le moment arrive nécessairement où elle se révèle autodestructrice. Plus nombreux sont les demandeurs qui ne sont pas eux-mêmes des offreurs (mais bénéficient de revenus redistribués), moins apte est l’économie à croître et à créer de nouveaux emplois. Les programmes de soutien de la demande ne soutiennent pas l’activité, contrairement au préjugé ambiant inspiré par la doctrine forgée par John Maynard Keynes (1883-1946) et ceux qui se sont réclamés de son école.

Mais peut-on admettre, comme cela ressort des prémisses posées, que l’efficacité maximale d’une économie d’échanges suppose que tout participant en état de travailler, pour être demandeur, y soit aussi offreur? Une objection se présente à l’esprit: qu’en sera-t-il des offreurs potentiels incapables de soutenir la concurrence sur le marché? L’économie de marché – qu’on appellera ici indifféremment économie capitaliste de l’échange ou encore, simplement, économie d’échange – peut-elle assurer un emploi aux moins aptes (par défaut de formation, par exemple), et a fortiori aux moins doués? D’une certaine façon, chacun est un peu moins doué que quelqu’un d’autre: qui d’entre nous n’en a fait la pénible expérience! La solution théorique de ce redoutable problème se trouve dans la fameuse loi dite des avantages comparatifs, formulée par Ricardo. Cette loi, disait Jan Tumlir pénétrant économiste qui travailla vingt ans au G.A.T.T. (General Agreement on Tariffs and Trade), mort prématurément en 1985, est «la seule justification du libre-échange». Elle ne concerne pas seulement les relations commerciales internationales. Son champ d’application recouvre tous les rapports d’échange. Cela ressort de l’exemple très simple imaginé par son auteur pour en faire saisir la réalité arithmétique.

Deux hommes savent faire des chaussures et des chapeaux. Le premier est plus «compétitif» que l’autre dans les deux productions, mais dans des proportions différentes. Pendant que le second confectionne quatre chapeaux, il en produit – dans des conditions identiques – cinq. Avantage pour lui: 20 p.100. Pendant que le second fabrique deux paires de souliers, il en produit trois. Avantage: 33 p.100 . Il sera de leur intérêt mutuel que chacun se spécialise dans l’occupation où il est le meilleur, ce qui, dans le cas du second, signifie dans l’occupation où il est le moins mauvais. Ce principe, logiquement irréfutable, aurait été mieux dénommé «principe des désavantages comparatifs», il aurait ainsi sans doute été mieux compris: c’est lui qui empêche que la concurrence sur un marché joue comme une solution darwinienne éliminant les plus faibles. Sur lui repose entièrement la possibilité du plein-emploi. Constatons que les unités économiques les plus rationnelles l’appliquent constamment. Tel atelier d’une grande entreprise ne sera pas fermé. Un autre serait pourtant en mesure de fournir à meilleur compte le même travail; cependant, dans une autre activité, cet autre affirme plus nettement sa supériorité. Le groupe y perdrait en n’exploitant pas cette différence. À l’échelle d’une économie nationale, on retombe sur la même conclusion que précédemment: une politique de redistribution, jointe au préjugé que c’est le marché qui «exclut», bloque le mécanisme. Par son effet négatif sur la création du capital, le blocage de l’échange dresse, on le verra, un autre redoutable obstacle au plein-emploi.

La finalité de l’échange comporte encore comme conséquence qu’un capital se définit non par sa nature, mais par sa destination. Une armoire est un «bien de consommation» si son propriétaire l’a achetée, ou confectionnée, lui-même, pour l’installer dans sa chambre à coucher. Elle est un capital («bien de production») s’il l’a acquise, ou fabriquée lui-même, pour la placer dans une chambre d’hôtel: à condition, bien sûr, que la mise à la disposition d’un ameublement supplémentaire puisse justifier un prix de location plus élevé. Sur ce simple exemple, on peut déjà décomposer la séquence. D’abord, un acte d’épargne, par soustraction opérée sur la consommation courante, est nécessaire pour constituer le capital. Peu importe à cet égard qu’on ait épargné en vue d’acquérir auprès d’un producteur extérieur ou qu’on ait épargné directement l’objet de sa propre fabrication. Ensuite, l’exploitation du capital implique un échange et donc un marché. Pour que cet échange vaille la peine, au sens fort du terme, il doit satisfaire à deux conditions.

Pour illustrer la relation échange-marché, on peut supposer que notre hôtelier loue la chambre (munie de la fameuse armoire!) au fabricant de pièces détachées pour armoires. De deux choses l’une: ou bien celui-ci est en voyage d’agrément et, dans ce cas, il est le consommateur final de la chambre louée; ou bien il est en déplacement professionnel, et dans cette hypothèse, il considérera la location de la chambre comme un frais d’investissement faisant partie de son coût de revient. Loueur et locataire seraient alors dans une situation symétrique. Il s’agirait de deux producteurs échangeant leurs productions respectives (le service d’une chambre d’hôtel meublée contre la livraison de pièces détachées d’armoire) en vue d’un profit. Tout ce qu’on dira à propos de l’un vaudra pour l’autre. Nous voilà revenus aux conditions de l’échange.

Premièrement, l’échange doit permettre à chacun des co-échangistes de récupérer les biens de production engagés dans l’opération. Si l’on fait abstraction de la monnaie, il faut que le paiement en nature de la location de la chambre inclue, par fractions successives jusqu’à ce que l’armoire soit hors d’usage, les éléments nécessaires (morceaux de bois, vis, etc.), plus les frais de montage pour la reconstituer le moment venu. Si, toutefois, on en restait là, l’opération serait blanche pour son propriétaire: dans beaucoup de cas, il aurait encouru moins de risques en enfouissant au fond de son jardin quelques pièces d’or représentant la même valeur que l’armoire. L’échange, bien qu’exposé à beaucoup d’aléas (on n’est jamais sûr de céder sa production à sa pleine valeur), se révèle comme une solution très supérieure. Pourquoi? Parce que – c’est notre deuxièmement –, s’il est réussi, il opère une reconstitution du coût total de l’investissement, et non pas seulement de son coût apparent – égal ici, pour l’hôtelier, à la valeur d’acquisition de l’armoire. Le bien de production (ou capital investi) n’est rien d’autre que le support de l’épargne initiale avec quoi il a été acquis. Ce support, régulièrement reconstitué par l’amortissement, n’acquiert pour son propriétaire une valeur d’échange qu’à la condition d’être capable de faire réapparaître cette épargne sous forme de profits échelonnés dans le temps. C’est à cette condition qu’une épargne économiquement inerte (analogue à un bien thésaurisé) sera devenue une épargne active et que son propriétaire aura accédé à la fonction de capitaliste. Tout se passe comme si l’épargne initiale, placée productivement, ne cessait d’être réactivée par l’échange. L’échange n’engendre pas le profit, mais il n’y a pas de profit en dehors de l’échange.

     La genèse du profit

La question, la grande question qui se pose est celle de la genèse de ce profit. Le secret du capitalisme passe par une analyse économique (menée en termes non monétaires) des résultats du calcul actuariel. On n’en abordera ici que les rudiments.

Les entreprises calculent leur «coût périodique d’investissement» (H). Admettons, à titre d’hypothèse simplifiée, que le coût initial de l’investissement (C) ait été de 15000 francs, prix acquitté pour l’achat de l’armoire; que celle-ci soit destinée à servir pendant vingt ans; qu’enfin le taux d’intérêt (i) du marché soit de 10 p.100. Pour calculer H, on recourt souvent à la fiction suivante: si notre hôtelier avait choisi de placer en titres d’État perpétuels son épargne de 15000F, cette somme lui aurait rapporté indéfiniment un revenu (C Z i) de 1500 F par an. Voilà le minimum que l’investissement doit rapporter pour être considéré comme rentable aux conditions régnant sur le marché. À cela s’ajoute la nécessité de pourvoir au renouvellement de l’armoire. L’amortissement annuel est égal au montant de l’annuité (R) qui, au bout de vingt ans, au taux de 10 p.100, remplace une valeur de 15 000F, soit 261,9 F (on a tenu compte ici des intérêts composés, mais ce raffinement n’ajoute rien au raisonnement qui va suivre: on aurait pu se contenter, à titre purement illustratif, de diviser 15000 par 20, soit un amortissement annuel de 750  F).

De ces chiffres, l’entrepreneur tire les conclusions suivantes. D’abord, si l’adjonction d’une armoire coûtant 15000 F et destinée à être utilisée comme bien de production pendant vingt ans ne permet pas d’obtenir, par majoration du prix de la location, une recette annuelle supplémentaire (H = Ki) d’au moins 1761,9 F, l’investissement projeté doit être abandonné. On aurait abouti à une somme supérieure ou inférieure si le taux de profit du marché avait été supérieur (15 p.100 par exemple) ou inférieur (5 p.100 par exemple). Ensuite, le coût véritable de l’investissement est non pas de 15000F, mais de 17 619 F.

Se servir de ces calculs, objectera-t-on, ne fait qu’illustrer la «logique» propre au capitalisme. En quoi reflètent-ils la nature des choses?

Cela revient à se demander quelles réalités économiques se cachent derrière les valeurs monétaires entrées dans ces calculs.

Le concept de coût périodique de l’investissement aide à saisir la place occupée dans le schéma de l’échange par le capital-objet dans ses relations avec l’épargne initiale. Celui-là, avons-nous dit, fait fonction de support de celle-ci. À l’origine, un échange s’est opéré entre elle et lui. Par le jeu de l’amortissement, on l’a vu, le bien capital se perpétue. Mais cette perpétuation n’est pas une fin en soi. Le bien capital a pour fonction d’assurer la permanence de l’épargne constituée au point de départ une fois pour toutes, c’est-à-dire, en l’occurrence, aussi longtemps qu’elle n’aura pas été détruite par consommation ou par perte. Tout se passe effectivement comme si le capitaliste avait, à l’occasion de l’échange sur le marché, opéré, à l’intérieur de son propre patrimoine, un échange à travers le temps: échangé la valeur de son épargne initiale, par capital productif interposé, contre la série des profits futurs. C’est le taux de profit qui détermine la durée du cycle de reproduction de l’épargne. À un taux de profit de 10 p.100 correspond un taux de capitalisation de 1/0,10 = 10 ans. On va voir que c’est bien ce que nous dit l’équation (b) ci-dessus. On en déduit successivement: Ki = Ci + R et Ci = Ki -R,

Au bout de dix ans, si l’opération continue, un nouveau cycle recommence. Dans notre exemple, le capital-objet a une durée utile de vingt ans. Il fait parcourir à l’épargne deux cycles complets. Le capitalisme est l’illustration, dans le domaine de l’économie, du principe lavoisien: rien ne se perd, rien ne se gagne. Sans profit, cette épargne serait, dans le meilleur des cas, enfouie dans un champ. Thésaurisée à titre de «réserve», elle serait alors une richesse stérile jusqu’au moment où on la consommerait (détruirait) pour satisfaire un besoin urgent. Dans une économie d’échange, par le truchement du profit, l’épargne initiale acquiert la permanence à travers une série de cycles en principe infinie.

Il reste qu’on a du mal à se départir de l’impression qu’une sorte de deus ex machina est tombé à point nommé pour sauver le scénario. Tant qu’on ne sortira pas d’une représentation exclusivement monétaire du processus, un sérieux doute subsistera. Pour se rapprocher de la «réalité» derrière les chiffres, faisons un autre décompte, non plus en argent mais en heures de travail. Mettons-nous dans l’hypothèse où notre investisseur-hôtelier, menuisier de son premier état, aurait lui-même construit l’armoire en cinq journées de huit heures de travail chacune. (Pour simplifier à l’extrême, on admet que non seulement les matières premières, mais les outils dont il se sert lui sont fournis gratuitement. Cela dispense de devoir inclure le «profit» sur ces différents «capitaux» dans le coût de revient du meuble.)

L’investisseur commettrait une grave erreur s’il en concluait que son investissement est le résultat de quarante heures de travail seulement. Il n’a pu consacrer cinq journées consécutives à la fabrication du meuble que parce qu’il disposait d’une «avance» (épargne) lui permettant, pendant cette semaine, de se nourrir, de se vêtir, de se chauffer, etc. Les aliments, vêtements, combustibles, etc., dont se compose cette épargne ont eux-mêmes nécessité, pour être produits, un certain nombre d’heures de travail. Il convient, de toute évidence, de les ajouter aux quarante heures consacrées à la fabrication proprement dite de l’armoire. À cette condition seulement sera établi le bilan complet, dressé en heures de travail, de l’investissement. On pourrait montrer que, dans l’exemple ultra-simplifié, le nombre d’heures exigées pour rassembler l’épargne nécessaire est également de quarante heures. Si l’hôtelier avait acquis l’armoire par échange, il aurait dû céder au fabricant un produit épargné ayant, dans les mêmes conditions, nécessité pareillement quarante heures de travail. Par ce biais, on retrouve la notion de coût capitalisé. Celle-ci ne procède pas d’une bizarrerie de l’économie monétaire.

L’investisseur ne sera pas quitte de ses peines s’il se contente, comme mentionné plus haut, de calculer le coût périodique de son investissement pour facturer le profit adéquat qui justifie a posteriori et l’épargne et l’emploi qui en a été fait. Encore faut-il que cet emploi ait les qualités requises pour rendre possible le profit attendu. Supposons qu’au lieu d’avoir fabriqué une armoire (capital dont le service rendu se confond avec celui de la chambre) l’investisseur ait, dans les mêmes conditions simplifiées à l’extrême, construit un ordinateur. Il s’en servira pendant vingt ans pour informatiser sa comptabilité. L’objectif est, par la mise en service de l’ordinateur, d’économiser un certain nombre d’heures de travail précédemment consacrées à la tenue manuelle de la comptabilité, de l’enregistrement des réservations de chambres, etc. Pour que l’investissement se révèle finalement rentable, il faudra que cette économie de travail, calculée sur vingt ans, atteigne, évaluée en nombre d’heures de travail, par rapport au coût capitalisé de l’investissement (estimé aussi en heures de travail), le chiffre révélé par le calcul selon les équations présentées plus haut.

Si on réintroduit, par commodité, l’expression monétaire, on aboutit à la conclusion générale suivante. Connaissant par définition le coût initial (C) du bien-capital qu’il projette d’investir, le capitaliste en déduit, sur la base du taux de profit et de la durée d’amortissement (plus un certain nombre de paramètres dont il est inutile de parler ici), le coût périodique d’investissement correspondant (H). De H, il tire le coût capitalisé (K). En résumé, toute la question est de savoir si le produit annuel du bien-capital est tel qu’il puisse être vendu effectivement pour le montant de H. Si tel est le cas, le coût capitalisé K sera couvert par l’exploitation du bien-capital. Si, au contraire, le produit n’est pas capable de rendre le service minimal qu’en attend le marché (selon le principe dégagé au paragraphe précédent du décompte en heures de travail), il faudra abaisser son prix jusqu’à H’ (prix auquel le client commence à avoir intérêt à acheter). Mais H’ correspond à un coût capitalisé de K’ inférieur à K, le coût capitalisé effectivement supporté.

     Le compte tronqué de Marx

C’est ce bilan complet que Marx n’avait pas vu. Il répète à satiété – on le comprend sans l’excuser: sa pesante théorie roule entièrement sur ce point! – qu’un capital-objet, une machine par exemple, ne peut pas «communiquer» aux produits qui sont fabriqués avec son concours «plus que sa propre valeur». Par exemple, une machine à tisser qui est le produit de trente mille heures de travail ne pourra pas «transmettre» au tissu qu’elle contribuera à fabriquer pendant sa durée de vie plus que la valeur d’un produit de trente mille heures de travail. Marx ne voit pas que ces mots, que nous employons machinalement et qu’il emploie avec la même insouciance, à savoir «la valeur transmise par un bien de production à ses produits», n’ont de sens qu’interprétés par la comptabilité. Or, la réalité des comptes, c’est un coût de l’investissement évalué par K (coût capitalisé) et non par C (coût initial), comme il le croit. Sur cette erreur repose la construction marxiste. C’est elle qui le conduit à cette conclusion paradoxale et absurde: la totalité de la plus-value (source de profit) est engendrée par l’exploitation de la main-d’œuvre.

Pour Marx, donc, plus une industrie est mécanisée, moins elle est capable de dégager de la plus-value. D’où la «contradiction» – elle n’est que dans son esprit – qu’il croit, dialectiquement, découvrir dans le «mode de production marchand» (son expression pour «capitalisme»). Chaque capitaliste est poussé par son intérêt à augmenter la productivité du travail. Pour y parvenir, il mécanisera sa production. Par le jeu de la concurrence, il en résultera une réduction de la valeur des produits de grande consommation dont dépend la valeur de la «force de travail». D’où l’augmentation de la plus-value que Marx nomme «relative». Mais, ce faisant, l’ensemble des capitalistes modifie la «composition organique du capital»: la part du «capital constant» (immobilisé dans l’achat des machines, etc.) a tendance à augmenter au détriment de la part du «capital variable». Or seul le capital variable, consacré à l’achat de la force de travail, engendre la plus-value. Dans ce schéma, le «mode de production marchand» suscite l’éclosion des conditions propres à le conduire à sa perte. Il lui est impossible de pousser jusqu’au maximum permis par la technique du moment la substitution des machines au travail humain. Au fur et à mesure que la production se mécanise, se tarit, avec l’exploitation de la main-d’œuvre salariée, la source unique de la plus-value. Résultat: toute nouvelle étape du progrès technique est suivie par l’allongement de la durée du travail, la prolétarisation de couches de plus en plus nombreuses de la population, etc.

À elle seule, l’expression de «plus-value» trahit la confusion de la pensée marxiste. De notre analyse, il ressort qu’il n’y a jamais de «sur-valeur» produite: la comptabilité générale du capitalisme est rigoureuse; elle ne fait apparaître la valeur du profit qu’en lieu et place de celle d’une épargne préalablement utilisée productivement. Plus sobrement et plus justement, les classiques parlaient de «produit net». C’était mettre en évidence que le développement du capitalisme favorise le produit au détriment de la valeur.

Fait remarquable: la pensée classique fonde sur le travail (en ce qui concerne les biens et services reproductibles à volonté) la valeur relative des marchandises les unes par rapport aux autres; pourtant, l’idée lui vient naturellement qu’une machine est capable d’engendrer un profit sans «exploitation» concomitante de la main-d’œuvre. Dans la première édition (1817) de son livre On the Principles of Political Economy and Taxation , David Ricardo raisonnait sur le cas d’une machine qui durerait cent ans. Il suppose qu’elle pourrait produire, sans l’aide d’aucune main-d’œuvre («without any labour whatever »), une certaine quantité annuelle de marchandises, tout en laissant un profit de 10 p.      100. Dès la deuxième édition, il retire cet exemple non pas, explique-t-il, parce qu’il l’a conduit à formuler des conclusions qui ne seraient pas de portée générale, mais au contraire pour attester qu’il n’en avait pas besoin pour sa démonstration. Il répondait ainsi à l’objection d’un critique médiocre qui avait écrit: quelle confiance faire à une théorie qui doit recourir à une hypothèse aussi éloignée de toute réalité prévisible? Il est devenu concevable à notre époque de programmer le fonctionnement d’une machine automatique pour une très longue période. Si Ricardo avait maintenu son exemple, Marx, qui le considérait comme son seul véritable challenger, y aurait peut-être regardé à deux fois avant de se lancer dans sa folle théorie. Une grande tragédie de l’histoire aurait été évitée! Malheureusement, Ricardo n’a pas présenté en termes explicites, ni à cette occasion ni à une autre, une théorie du profit. Il aurait dû, pour cela, se demander si les services rendus pendant un siècle par la machine étaient de nature à permettre, chez leurs utilisateurs, une économie justifiant le coût capitalisé (K) supporté par l’investisseur.

     Ni surproduction ni baisse tendancielle du taux de profit

L’économie d’échange a, par elle-même, avant donc que n’intervienne le progrès technique, la capacité d’augmenter presque sans limite la production, et cela par deux voies différentes.

Premièrement, l’échange est une invitation constante à l’accumulation . Le plus probable est que notre capitaliste ne se contentera pas de son investissement initial. Modeste investisseur, il a placé, l’année 0, son épargne dans l’acquisition d’une armoire. Au bout de vingt ans, il pourra, par le seul jeu de l’échange échelonné dans le temps, en posséder trois. La première aura été amortie et donc remplacée, à quoi s’en ajouteront deux autres s’il a réinvesti la totalité de ses profits pendant le premier, puis le second cycle de reconstitution de l’épargne. Toutes autres choses, bien sûr, doivent être supposées égales, à commencer par la fréquentation de la clientèle de l’hôtel. Les causes de perturbation peuvent être très diverses, et tenir notamment à la gestion de l’entrepreneur, à la qualité de sa vision (si l’hôtellerie périclite, il peut, c’est le cas de le dire, sauver les meubles en les vendant pour en investir le prix dans une autre activité). Jésus parle du bon serviteur, auquel son maître a confié cinq talents et qui a su les faire valoir (il en rapporte cinq autres), et du mauvais qui, par peur, a enfoui dans la terre l’unique talent mis à sa disposition. Le sage Socrate n’ignore pas non plus le principe d’accumulation: selon Xénophon, il considère comme du devoir de l’intendant d’accroître le domaine agricole dont il a la charge.

C’est ainsi que le phénomène macro-économique de la croissance prend appui sur le dynamisme de l’échange. Or l’échange est toujours une transaction indépendante, un contrat conclu entre deux parties. C’est ici que l’identité «marché-lieu de l’échange» apparaît dans toute sa portée. Le marché est une pluralité de transactions dont chacune se conclut séparément. De là découlent des conséquences fondamentales qui éclairent le fonctionnement du capitalisme. La recherche moderne s’en est à nouveau avisée avec, notamment, les travaux du Prix Nobel 1992, Ronald Coase (né en 1910). Du fait que, sur un marché, si grand soit-il, les échanges s’effectuent toujours deux à deux, Ricardo avait déjà tiré plusieurs idées-forces souvent oubliées après lui:

       La surproduction ne peut être qu’un phénomène passager (sauf, bien sûr, en cas de fixation autoritaire du prix au-dessus de son niveau d’équilibre).

       L’accumulation du capital n’a pas de limite . En 1817, Ricardo écrit: «Puisqu’il n’y a pas de limite dans le désir de posséder les éléments de bien-être [...] il ne peut y en avoir dans la quantité de capital nécessaire pour les produire...». L’énorme développement des capacités productives depuis le début du XIXe siècle corrobore la justesse du raisonnement. D’autant plus saisissante apparaît par contraste l’absence de vision de Keynes. En 1937, ce dernier prévoyait que, dans un délai d’une trentaine d’années, les besoins de capitaux (au sens économique du terme) seraient saturés dans des pays comme le Royaume-Uni et les États-Unis. Le mot le plus fréquemment cité du plus influent des économistes de ce siècle – «À long terme, nous serons tous morts»  – est le plus opposé qui soit à la logique du capitalisme. À long terme, nous serons tous remplacés par nos petits-enfants ou nos petits-neveux. C’est cette fatalité-là, pas celle de la mort individuelle, qui est intégrée par une économie capitaliste (bien éloignée, par essence, du «modèle» keynésien).

       L’accumulation de capital n’est pas en soi une cause d’abaissement du taux de profit . Critiquant Malthus, Ricardo écrit en 1821: «Il est ici inféré qu’une chute des profits est la conséquence d’une accumulation de capital [...], aucune erreur ne peut être plus grande...». Keynes renouera avec le sophisme malthusien (qu’on trouve déjà chez Adam Smith): «Je suis convaincu que la demande de capital est strictement limitée en ce sens qu’il ne serait pas difficile d’en augmenter le stock jusqu’au point où son efficacité marginale [expression keynésienne pour «profit attendu»] tomberait à un niveau très bas». À ce compte, ni le Japon, ni l’Allemagne, ni la France, ni la Corée, ni aucun autre pays, anciennement ou nouvellement industrialisé, ne se seraient développés comme ils n’ont cessé de le faire depuis une bonne quarantaine d’années.

La seconde voie par laquelle l’économie d’échange a la capacité d’accroître la production n’est autre que la division du travail . Celle-ci a pour effet direct d’améliorer la productivité. Or une augmentation des unités produites par heure de travail s’analyse comme une diminution de la valeur unitaire de chaque produit. Ce processus a été magnifiquement décrit dans La Richesse des nations , publiée en 1776 par Adam Smith, à propos de la fabrication des épingles. La production en a été multipliée quasi à l’infini (de 1 à 4 800 par personne, dans son exemple) par le fait qu’elle a été décomposée, nous dit-il, en dix-huit opérations distinctes, dont «deux ou trois» rien que pour faire les têtes.

Smith fait encore cette observation, toujours aussi valable de nos jours: la division du travail ouvre la voie à l’invention des machines. En décomposant une tâche en ses éléments successifs, il est plus facile de découvrir les moyens d’en mécaniser l’accomplissement. Le progrès technique conjugue alors ses effets à ceux de l’échange pour améliorer la productivité et donc pour accroître la production tout en abaissant la valeur.

     Capitalisme sans échange  = économie de guerre

Un pouvoir autoritaire au service d’une idéologie «anticapitaliste», mais soucieux de «créer les bases matérielles du socialisme» (autrement dit de créer du capital productif), voudra se sortir de la contradiction en dissociant les deux termes inclus dans la définition proposée plus haut du capitalisme. Il rompra le lien entre, d’une part, la production du capital et, de l’autre, l’échange. Cela apparaît possible dans toute la mesure où nous avons défini l’épargne, matrice du profit, comme le «produit net»: ce qui reste une fois reconstituées les différentes consommations engagées dans le processus de production. L’économie de guerre donne l’exemple; tout y est subordonné à un objectif unique: vaincre l’ennemi. Pour cela, on met en veilleuse les mécanismes de l’échange. L’égalité de l’échange est remplacée par l’égalité du rationnement. Par cette substitution, on parvient effectivement à mobiliser une part de plus en plus considérable du revenu national au service de besoins militaires toujours accrus. Comprimer la consommation de la population atteint vite ses limites. Or il existe un autre moyen d’augmenter le produit net jeté dans le gouffre de la guerre. Ce moyen offre l’avantage supplémentaire d’être invisible, au moins au début de son application systématique: cesser d’entretenir le capital existant, à l’exception de celui qui sert à produire des armes. La suppression des disciplines de l’échange (ou, si l’on préfère, du marché) va dans ce sens.

Toute économie planifiée dévale inévitablement la pente de l’économie de guerre. C’est littéralement que les régimes d’inspiration marxiste ont entrepris l’abolition du capitalisme: ils ont vécu sur le capital accumulé en grande partie sous le régime précédent. Leur chute a probablement plus ou moins coïncidé avec l’épuisement du trésor. Le capitalisme d’État a provoqué une formidable décapitalisation. Observons encore ceci, que notre exemple, banal sans doute, de l’armoire-capital aura au moins eu le mérite de mettre en évidence: pour bloquer le processus d’accumulation privée du capital, il faut ou bien tout nationaliser, ou bien, ce qui revient au même, dépouiller la propriété privée de la plupart de ses attributs en interdisant l’échange à des fins productives.

     Capitalisme et travail

Quel est le statut du travail dans une économie d’échange? Ce que le salarié apporte à son employeur, c’est non pas à proprement dire son travail, mais le service – qu’on nommera produit  – de son travail. Cette distinction peut paraître académique. Elle est en réalité de grande portée.

Le travail en tant que tel s’analyse comme une dépense d’énergie, laquelle trouve à se déployer dans bien d’autres activités humaines: le sport, la marche à pied, la danse ou le combat. Le travail accompli par un mécanicien professionnel et le travail accompli par un homme dont la mécanique est le violon d’Ingres sont de même nature. Le premier donne lieu à un salaire, l’autre pas. La différence est que le produit du travail du second n’est pas destiné au marché. Sur un marché, on échange les produits du travail, pas le travail lui-même. La dépense d’énergie fournie par un homme se mesure non pas en argent (valeur), mais en calories. On objectera que, pour fournir cette énergie, le travailleur doit se nourrir, se vêtir, se loger et même se distraire, et donc recevoir un salaire représentatif de tous les biens et services associés à la satisfaction de ces besoins. Or ces biens et services divers ont une valeur sur le marché. Mais cela est un tout autre problème, parce qu’il n’y a pas a priori de relation d’équivalence entre l’énergie fournie dans le travail et le montant du salaire. Dans la parabole des ouvriers de la onzième heure, ceux qui ont été embauchés dès le matin se plaignent de ne pas recevoir un salaire plus important que ceux qui n’ont travaillé qu’une heure. Ils font valoir en vain qu’il ont dû «supporter le poids du jour et la grosse chaleur». Le maître, dit Jésus, leur avait promis qu’il leur donnerait «ce qui est juste».

Le taylorisme, indépendamment des abus auxquels il a donné un semblant de justification, n’est pas rationnellement fondé. Il repose implicitement sur l’idée que le travail a une valeur et que cette valeur est égale à celle qu’il a ajoutée à la production à laquelle il a participé. Si on pose le problème en ces termes, on en arrive paradoxalement à escamoter la question du profit, sauf à admettre son explication marxiste. Si le travail a une valeur, comment la distinguer du «prix» avec lequel on l’achète, à savoir le salaire? Si le travail a une valeur, comment la distinguer de la valeur qu’il ajoute aux produits par sa participation à leur processus d’élaboration? Ce prix et cette valeur ajoutée doivent alors aussi être égaux. C’est ce que postule la théorie néolibérale moderne: elle suppose le salaire égal au «produit marginal du travail».

Les économistes modernes mettent en avant la notion de viscosité des salaires. Ce faisant, ils enfoncent une porte ouverte. Les plus éloignés de la réalité économique sont, en l’occurrence, les néolibéraux. Ils ne parlent de rigidité des salaires que pour déplorer leur manque d’élasticité aux accidents de la conjoncture. Pour eux, l’idéal serait que le niveau des salaires s’établisse en fonction de l’offre et de la demande: ils confondent l’économie de marché avec le «tout-marché». Les autres (les keynésiens) veulent montrer que le mécanisme des prix trouve là sa limite. La raison véritable est que le salaire n’est pas, à proprement parler, le prix du travail. Le travail n’est pas en tant que tel une marchandise. Au fur et à mesure que l’économie capitaliste se développe, la masse des salaires représente une part de plus en plus importante des revenus. Cette proposition est en réalité quasi tautologique: c’est l’accumulation du capital qui crée des emplois. C’est elle aussi qui rend possible la relative stabilité de la rémunération qui leur est attachée. Cette stabilité est conforme à la théorie classique qui fait du niveau des salaires une «donnée» déterminée par les us et coutumes d’un pays – et, bien sûr, mais sur la longue période seulement, par la capacité productive de la société.

Mettre sur le même plan travail et capital, alors que le capital est toujours un produit du travail, résulte d’une lamentable confusion. Celle-ci est à son comble quand on en arrive à compter l’homme lui-même comme capital. Le prétexte en est que c’est des progrès de son savoir-faire et de ses connaissances techniques que dépend le développement économique. D’un point de vue macro-économique, ce savoir-faire et ces connaissances sont un bien commun de l’humanité qui la met en mesure, précisément, de produire des capitaux de plus en plus performants. L’expression «capital humain» n’est autre que l’extension métaphorique de l’idée fausse que le travail est une marchandise. Elle n’a pu gagner droit de cité que par référence, là aussi, à l’économie de guerre. En temps de guerre, l’homme est en effet le «capital le plus précieux» (Staline), mais il doit ce qualificatif au fait qu’il est alors mobilisable à merci, ayant perdu toute autonomie. Or l’échange est le contraire de la guerre: il profitera pareillement aux deux parties en cause.

     Le capital comme passif

Dans la pratique «capitaliste», le mot capital est aussi employé dans un sens tout différent de celui dans lequel nous l’avons jusqu’ici utilisé. Nous nous en sommes servis pour désigner les biens de production qui figurent à l’actif            du bilan. Le bilan fournit la photographie, à un moment donné, du patrimoine d’une personne physique ou morale engagée dans une activité d’échange. «Capital» est aussi le poste le plus significatif du passif . Le passif récapitule l’origine des ressources dont dispose l’entreprise. À ce titre, le capital représente, dans notre exemple, l’épargne accumulée par l’hôtelier pour acquérir l’armoire (ou l’ordinateur), qui figure à l’actif comme bien immobilisé. À côté peuvent figurer des ressources empruntées inscrites aux comptes des différents prêteurs. Or la discipline de l’échange implique que les droits des créanciers passent avant ceux de l’apporteur du capital (épargne initiale).

C’est ainsi qu’un capitalisme «pur et dur» implique ceci: le capital, inscrit au passif, y est considéré comme une valeur «résiduelle». Son propriétaire n’y a pas automatiquement droit. Il n’en restera le maître que si le total de l’actif moins le total des dettes laisse une différence suffisante pour couvrir les droits de l’apporteur de capital. Dans le cas contraire, les droits du capitaliste seront réduits à due concurrence. On devine que l’histoire concrète du capitalisme abonde en tentatives, en général obliques, pour s’affranchir d’une règle aussi contraignante (voilà une vraie «contrainte»!).

Ou bien on essaye de gonfler arbitrairement l’actif en y inscrivant des valeurs plus ou moins fictives. Leur caractéristique commune est qu’elles ne représentent pas des biens saisissables par des créanciers. Le goodwill par exemple. Cette extension intéressée de la notion d’actif n’est pas étrangère au flottement de la doctrine moderne dès lors qu’il s’agit pour elle de définir en quoi consiste un bien-capital (sens actif). Tant qu’à faire, on y engloberait le génie des affaires, réel ou supposé, du P.-D.G., à défaut de considérer sa personne comme un capital humain!

Ou bien on essaye de parvenir au même résultat en diminuant les droits des tiers au passif. L’évolution du régime des faillites, dans un sens défavorable aux créanciers, sert cet objectif. Celui-ci est rarement annoncé a découvert. Alors qu’il s’agit de mettre à l’abri le capitaliste endetté, on met en avant l’avantage «social» qu’il y a à sauver l’entreprise de la liquidation. Beaucoup de «capitalistes» y trouvent leur compte. Le «capitalisme», c’est moins sûr. À prolonger la vie de nombreuses entreprises insolvables, on n’obtient qu’un répit. On aura seulement prolongé le processus de destruction du capital. L’activité générale et l’emploi en seront d’autant plus affectés. Cette dernière remarque ne vaut pas seulement pour le cas particulier des liquidations d’entreprises.

Au fur et à mesure qu’un boom se développe et prend une allure de plus en plus spéculative, on voit se multiplier des investissements de plus en plus hasardeux. Il est, par définition, très difficile de supputer la rentabilité d’un capital (voir plus haut notre analyse sur l’échange de l’épargne contre les profits attendus). D’où la propension des banquiers à octroyer leurs crédits sur des critères plus expéditifs mais plus «parlants» que l’austère calcul économique. Il en résulte le plus souvent, à terme, une énorme déperdition de capital. Cette destruction n’a plus rien de «créatrice». C’est elle qui provoque récession, dépression et crise.

     Nature explosive du capitalisme

L’échange étant au cœur de l’activité économique, on doit s’attendre à ce que l’histoire économique soit largement déterminée par les facteurs de tous ordres – politique, sociologique, technique, géographique – pouvant, à travers les âges, soit en favoriser le développement, soit au contraire l’entraver. Citons:

       d’abord, la lente évolution qui a permis de dégager un état de droit conforme à la logique économique (sans parler de l’éthique). Un exemple frappant est l’abolition de l’esclavage, institution monstrueuse fondée sur le sophisme selon lequel l’homme est un «capital». Par définition, l’autonomie de la personne humaine accroît considérablement le potentiel de l’échange (ne serait-ce qu’en augmentant le nombre des coéchangistes possibles). L’élément décisif est l’existence d’un système politique et juridique qui garantisse la sécurité des personnes et des biens ainsi que l’exécution des contrats;

       tous les événements (conquêtes militaires, décisions politiques, etc.) ayant pour conséquence et parfois pour objectif d’élargir l’espace économique. Cela peut aller de la découverte et l’occupation du continent américain au Zollverein         ou à la prodigieuse politique d’ouverture des marchés pratiquée après la Seconde Guerre mondiale: désarmement contingentaire et tarifaire sous les auspices de l’Organisation européenne de coopération économique (O.E.C.E., jusqu’en 1958) et du G.A.T.T., marché commun européen, etc.;

       l’existence d’un système monétaire stable, d’un appareil bancaire assurant un accès raisonnable au crédit, de marchés financiers solides. Depuis le début des années soixante-dix, avec l’effondrement du système or-dollar de Bretton Woods, ces conditions sont très mal réalisées.

Mais il est un autre trait de l’économie d’échange qui a imposé profondément sa marque sur les esprits des homme et, partant, sur l’interprétation qu’ils ont donnée et continuent à donner du «capitalisme».

Par nature, l’échange est rupture. Dès qu’il se développe, l’homme sort du champ étroit de l’économie domestique. Il ne cessera jamais tout à fait de rêver qu’il serait bon pour lui de se retirer un jour dans son cocon. Enfouie dans sa tête – et dans son cœur – est la distinction développée au IVe siècle avant J.-C. par Aristote entre les «deux modes d’acquisition». L’un est tourné vers la détention des objets utiles «à la communauté d’une cité ou d’une famille». Ces biens, nous dit le Stagirite, «paraissent constituer la véritable richesse». Et, surtout, leur «quantité suffisante pour vivre bien n’est pas illimitée», contrairement, ajoutet-il, à ce que prétend Solon dans le vers suivant: «Nul terme de richesse aux hommes n’est prescrit.» Quand l’échange ne se limite plus «aux besoins des deux parties», il donne naissance à l’autre mode d’acquisition. On entre dans le monde des affaires qu’Aristote dénomme «chrématistique». Les objets ne sont plus recherchés pour leur seule utilité: «il n’y a plus, semble-t-il, aucune limite à la richesse et à la propriété». La monnaie devient «le principe et le terme de l’échange». Ainsi «tous les gens d’affaires accroissent-ils indéfiniment leur richesse en espèces monnayées». Un appétit effréné de «vivre» s’est substitué au souci de «bien vivre».

Dans ces accents, on retrouve sans peine des thèmes familiers. Pour Aristote, ce qui est «naturel», c’est l’«autarcie» de la communauté. On ne chercherait pas loin pour retrouver cette nostalgie toujours présente. L’idéal de l’autarcie, c’est une communauté qui produit assez – mais pas davantage – de biens et services pour assurer le bien-vivre à ses membres. Dans son ordre, une telle société est parfaite. Les programmes protectionnistes en sont une version abâtardie. Quant à la frénésie de vivre, elle explique que le capitalisme ne cesse de susciter (à notre époque «libérée» des tabous victoriens plus peut-être qu’à toute autre), à côté des sobres bâtisseurs d’empires industriels ou financiers, des figures hautes en couleur d’aventuriers des affaires. Quelques-uns se révèlent d’authentiques créateurs. D’autres finissent par défrayer la chronique judiciaire. Il serait trop facile de ne voir en eux que des cas aberrants. La chrématistique a mis en lumière le caractère explosif du capitalisme. Pour le meilleur: pour peu que libre carrière soit donnée à l’échange, les conditions de vie peuvent s’en trouver améliorées – et bouleversées – en l’espace d’une ou deux générations. Pour le pire: la succession des booms et crises économico-financières destructrices de capital productif, la corruption, et, surtout, l’annexion au marché de domaines qui ne relèvent pas de l’échange (dégradation de l’art, des mœurs, etc. qui en résulte).

Indépendamment de ces extrêmes, l’analyse aide à découvrir la source potentielle d’autres drames. L’égalité de l’échange crée les conditions les plus favorables à l’accumulation régulière du capital. Elle a pour corollaire l’inégalité des revenus et encore plus des patrimoines. Ce lien de cause à effet a pesé lourd sur la «perception» du capitalisme par les intellectuels. Leur vision a exercé une grande influence sur le cours de l’histoire. Tant l’évolution interne des sociétés capitalistes développées que la chute du communisme sont toutefois de nature à remettre en cause le discours reçu sur les «inégalités» (si tant est que, dans une matière aussi émotionnelle, il suffise qu’un fait soit évident pour être accepté comme tel).

Dans les pays développés, une part de plus en plus grande des profits est réinvestie. Dans la mesure où c’est le cas, l’inégalité des revenus en faveur des capitalistes ne se traduit pas par une disproportion aussi grande des modes de vie. Économie de marché plus démocratie politique conjuguent leurs effets pour soumettre à l’épreuve les situations acquises.

À cela s’ajoute, tant à l’échelle internationale que nationale, un effet d’optique propre à masquer la réalité. La plus évidente des inégalités, ce devrait être celle que provoque, par contraste, la capacité du capitalisme à élever l’ensemble des revenus. Créateur de richesses, le capitalisme étale ce qui apparaît comme une insolente abondance au vu et au su de tout le reste du monde non (ou non encore) capitaliste. La réunification de l’Allemagne a servi de révélateur à ce phénomène. Des deux côtés de l’ancienne frontière séparant la R.F.A. de la R.D.A., le point de départ était le même, légèrement à l’avantage en vérité de la partie Est (la Saxe et le Brandebourg étaient, avant guerre, les régions les plus prospères du Reich). La levée du rideau de fer a fait découvrir le pot aux roses que dissimulait la croyance aveugle dans les statistiques: un niveau de vie considérablement inférieur dans l’ex-R.D.A.

     Un mot en «isme» inutile?

De ce qui précède, il ressort que la nécessité d’inventer un nouveau mot en «isme» ne s’imposait pas absolument: le danger était, comme cela est arrivé, de faire croire que le capitalisme était un phénomène sui generis  . C’est un fait que le mot n’est devenu d’usage courant que tardivement. Quand il fera son apparition dans les dictionnaires, universels ou spécialisés, ce sera avec une connotation plutôt péjorative mais sans prétention analytique. C’est ainsi que le Dictionnaire universel du XIXe siècle (Larousse) ne consacre que six lignes à ce «néologisme». Il lui donne la succincte définition: «Puissance des capitaux ou des capitalistes». Suivent en tout et pour tout deux brèves citations de Proudhon. «Capitalisme» ne fait pas partie de la nomenclature de la première édition du premier grand dictionnaire d’économie politique, publiée en 1894 à Londres par sir R.H. Inglis Palgrave, banquier passionné d’économie (il dirigea la revue The Economist ). Que ne s’en est-on tenu à cette réserve, ou à ce silence!

Toutes les définitions qu’on en a données à l’époque contemporaine se sont appuyées sur l’idée qu’il s’agit d’une forme d’organisation économique et sociale s’opposant à d’autres «modèles» possibles de société, passés, présents ou en cours de construction. L’identification du capitalisme par l’histoire a elle-même une histoire. «Appelé aussi économie de marché ouvert (free market) ou de libre entreprise, nous dit l’Encyclopædia Britannica , le capitalisme [est] un système économique, dominant dans le monde occidental depuis l’effondrement du féodalisme, dans lequel la plupart des moyens de production appartiennent à des personnes privées et où la production est orientée et les revenus distribués essentiellement par l’intermédiaire du marché...» Pour le Grand Robert, il s’agit d’un «régime économique et social dans lequel les capitaux, source de revenu, n’appartiennent pas, en règle générale, à ceux qui les mettent en œuvre par leur propre travail». Quant au Larousse universel du XXe siècle , il s’efforce de proposer en deux définitions distinctes et complémentaires les deux aspects, l’un relevant du droit et l’autre de l’organisation économique, qui sont étroitement imbriqués dans les précédentes. Capitalisme y est successivement qualifié de: «1.Statut juridique d’une société humaine caractérisée par la propriété privée des moyens de production et leur mise en œuvre par des travailleurs qui n’en sont pas propriétaires. 2. Système de production dont les fondements sont l’entreprise privée et la liberté du marché.»

La référence implicite à un contre-modèle unit toutes ces définitions. À supposer que ce modèle «différent» ne soit qu’une construction de l’esprit, incapable de soutenir longtemps l’épreuve des faits, il serait oiseux de mettre en avant, comme critère distinctif du capitalisme moderne, le fait que les travailleurs y sont «dépourvus des moyens de gagner leur vie d’une façon indépendante», comme le dit aussi le Dictionnaire encyclopédique d’histoire(Bordas), le «Mourre». Oiseux et difficilement compatible avec la réalité observée: un tel critère exclut de la sphère du capitalisme, pour des raisons que la définition n’explique pas, toute une catégorie d’agents économiques qui possèdent leurs instruments de production et les exploitent personnellement par leur travail. Tel est le cas pour bon nombre d’agriculteurs, de prestataires de services, etc.

Quant au parti pris commun de considérer le capitalisme comme un «système» particulier, il a pour effet de rendre incohérents les meilleurs critères. Ainsi du free market   et de la free enterprise . Jamais le «système capitaliste» n’aura été plus vilipendé comme une tare de la société française que pendant la période du dirigisme militant (qui dura presque un demi-siècle, jusqu’à la première moitié des années quatre-vingt) où investissements, prix, relations commerciales et financières avec l’étranger, licenciements (et parfois embauches), etc., tout était contrôlé et soumis à autorisation administrative! Si, au contraire, on parle de la «fonction» remplie par le capitalisme, l’interprétation va de soi: la mise en veilleuse du free market   et celle de la liberté de l’entreprise sont autant d’obstacles au bon fonctionnement de l’économie d’échange.

Très voisines les unes des autres, et tirées d’ouvrages qui ne sont affiliés à aucun mouvement idéologique particulier, ces définitions sont incompréhensibles si on ne les rapproche pas d’une certaine vision marxisante de l’histoire et de l’économie. À telles enseignes que l’article publié dans l’édition originale de l’Encyclopædia Universalis sous la signature d’Ernest Mandel, auteur d’un Traité d’économie marxiste, débutait par une proposition qui, pour être formulée en termes ouvertement marxistes, ne différait pas fondamentalement par le sens des précédentes: «Le capitalisme est un mode de production fondé sur la division de la société en deux classes essentielles: celle des propriétaires des moyens de production (terre, matières premières, machines et instruments de travail) –  qu’ils soient des individus ou des sociétés  – qui achètent la force de travail pour faire fonctionner leurs entreprises; celle des prolétaires, qui sont obligés de vendre leur force de travail, parce qu’ils n’ont ni accès direct aux moyens de production ou de subsistance, ni le capital qui leur permette de travailler pour leur propre compte.»

Quant au plus autorisé des dictionnaires spécialisés en la matière, il n’a pas échappé à cette influence, diffuse ou directe. George Stigler, Prix Nobel 1982, a publié un article sur l’édition la plus récente (elle date de 1987) du New Palgrave , lequel a troqué son ancien nom de Dictionary of political economy , pour celui, plus moderne et plus savant, de Dictionary of economics . L’économiste de Chicago y relève que l’ouvrage «est fortement orienté» par la doctrine de Marx et de Piero Sraffa. À l’appui de ce jugement, il fournit une liste imposante mais qu’il estime «incomplète» des sujets traités d’un point de vue «principalement ou exclusivement marxiste». Tombent dans cette catégorie les articles consacrés à des thèmes clefs: la concurrence, les crises économiques, le «capitalisme de monopole», etc. De façon plus significative encore, la théorie marxiste elle-même et les concepts qui s’y rattachent (aliénation, plus-value, «contradictions du capitalisme», exploitation, mode de production, prix de production, rareté, technique socialement nécessaire, «valeur et prix», etc.) sont présentés et commentés par des auteurs marxistes. Aucune distance n’est prise par rapport à eux.

Marx a beau jeu de dénoncer les «contradictions» du régime «bourgeois» de la «production marchande». Ces contradictions sont déjà incluses dans les termes qu’il a posés au départ pour définir ce régime. Telle est sa méthode constante. C’est comme si le monde extérieur avait perdu toute liberté par rapport à la pensée qui le réfléchit. Celle-ci perd toute efficace dans l’ordre de la connaissance: elle est inapte à servir de guide à une recherche empirique de caractère scientifique. Mais elle peut accomplir des prodiges sur les esprits. Celui qui en est imprégné a cessé d’être un étranger sur cette terre. Partout, il y découvre les signes à travers lesquels la réalité s’anime et dévoile un sens. Il se comporte insensiblement comme don Quichotte. L’idée que les hommes se sont formée du capitalisme et la haine qu’il a inspirée ont beaucoup à faire avec cette fièvre visionnaire.

Dans la fresque qu’il brosse du «bouleversement matériel – qu’on peut constater d’une manière scientifiquement rigoureuse – des conditions de production économique» à travers les âges, Marx donne toute la mesure de son pouvoir d’incantation. Les phénomènes grandioses mais louches du passé et du présent, affublés d’appellations étranges et inquiétantes – esclavage, féodalité, bourgeoisie conquérante, impérialisme colonial, crise finale du capitalisme, etc. –, s’ordonnent majestueusement au fil des pages. Fasciné, le lecteur y apprend qu’il avait vu à tort dans les accidents de l’histoire comme un immense gâchis. Dans la Préface qu’il écrit à Londres, en janvier 1859, à sa Critique de l’économie politique (le passage cité en tête de ce paragraphe en est extrait), Marx lui révèle ceci: «Une formation sociale ne disparaît jamais avant que soient développées toutes les forces productives qu’elle est assez large pour contenir, jamais des rapports de production nouveaux et supérieurs ne s’y substituent avant que les conditions d’existence matérielles de ces rapports soient écloses dans le sein même de la vieille société.»

Suit le résumé, par les soins de Marx lui-même, du vaste panorama dialectique qui allait marquer l’imagination de plusieurs générations successives. Les définitions reproduites plus haut en portent les traces: «À grands traits, les modes de production asiatique, antique, féodal et bourgeois moderne peuvent être qualifiés d’époques progressives de la formation sociale économique. Les rapports de production bourgeois sont la dernière forme contradictoire du processus de production sociale, contradictoire non pas dans le sens d’une contradiction individuelle, mais d’une contradiction qui naît des conditions d’existence sociale des individus; cependant, les forces productives qui se développent au sein de la société bourgeoise créent en même temps les conditions matérielles pour résoudre cette contradiction. Avec cette formation sociale s’achève donc la préhistoire de la société humaine.»

     Le capitalisme et son esprit

D’autres points de vue, dignes d’intérêt, ont été présentés. Mais aucun, ou presque aucun, ne s’est affranchi totalement de la vision marxiste.

L’exception concerne les libéraux les plus intransigeants de l’époque moderne et, en particulier, ceux de l’école autrichienne: Ludwig von Mises, Friedrich von Hayek. Mais, faute de renouer avec l’approche classique des phénomènes de l’échange, du salaire et de la capitalisation, «leur» capitalisme reste prisonnier des concepts néomarginalistes. La salle d’enchères est considérée comme le modèle d’un marché où règne la concurrence, ce qui retire à ce dernier tout fondement objectif véritable. Le niveau du salaire est présenté, en dernière analyse, comme déterminé essentiellement par le jeu de l’offre et de la demande. Bref, le «système capitaliste» – c’est une expression qu’ils emploient aussi – apparaît avec eux comme le fruit immense de l’individualisme moderne. Tant et si bien que leur réponse n’est pas globale, elle n’explore pas la totalité du champ couvert par la doctrine marxiste. Rien, sous leur plume, ne permet de distinguer nettement le «travail» (ou la «force de travail») d’une marchandise. Cela les prive de l’argument décisif contre le socialisme.

Il arrive que sociologues et historiens qui ont sévèrement critiqué Marx tirent une bonne partie de leur prestige de ce que leurs conclusions paraissent à leur manière confirmer, tout au moins «dans ses grands traits», le mythe marxiste d’un capitalisme lié indissolublement à une étape du développement historique. Encore aujourd’hui, la thèse de Max Weber (1864-1920) fait grande impression. C’est en 1901 que fut publié pour la première fois son court ouvrage L’Éthique protestante et l’Esprit du capitalisme . Certains éléments de la théologie protestante ont suscité, selon lui, des comportements favorables au développement économique. L’individualisme guidé par une austère morale faisait naître des vocations de chefs d’entreprise. Weber a précisé en quoi sa propre démarche s’oppose au marxisme. Lui ne prétend pas faire de la religion un facteur de détermination ultime, d’où l’on pourrait «déduire» un certain système social, comme le fait Marx avec les «rapports de production». Il n’empêche que, en mettant l’accent sur l’influence du protestantisme, sa doctrine recouvre la programmation historique marxiste. Pour Marx, «la première forme d’apparition du capital est l’argent». Sous cette forme, le capital n’est vraiment entré en scène, comme force agissante, «que là où la production et le commerce ont déjà atteint un certain degré de développement»: au XVIe siècle. N’est-ce pas aussi l’époque de la Réforme? Cependant, avant et après la Réforme, on a vu le catholicisme coexister avec l’essor du capitalisme et parfois y présider (rôle de l’Opus Dei dans l’Espagne des années soixante). De nos jours, un auteur américain, Michel Novak, explique avec beaucoup de vraisemblance que rien ne sépare, sinon des malentendus, les «valeurs de l’économie de marché» des vérités enseignées par l’Église catholique. Dans l’encyclique Centesimus annus  (1991), Jean-Paul II porte, dans l’ensemble, un jugement positif sur le capitalisme dans la mesure où il s’agit d’«économie d’entreprise» ou, mieux, d’«économie libre».

Professeur d’histoire économique à l’Université de Londres, T.   S. Ashton (lui-même très «pro-capitaliste») écrit en 1954: «C’est [...] l’accent mis sur l’esprit du capitalisme qui a fait le plus de mal. Par une expression visant à suggérer l’existence d’une certaine attitude mentale, on a fini par désigner une force impersonnelle, surhumaine [...]. «Le Capitalisme, disait Schumpeter, développe la rationalité.» «Le Capitalisme exalte la monnaie.» «Le Capitalisme a produit l’esprit d’où est née la science moderne» [...]. Quelle que soit la nature de toutes ces choses, ces différentes propositions ne sont certainement pas de l’histoire économique. On a introduit par là un nouveau mysticisme pour rendre compte des faits...»

Dans sa trilogie Civilisation matérielle, économie et capitalisme (1979), l’historien Fernand Braudel (1902-1985) procède à la distinction, que nous avons déjà rencontrée pour en relever le caractère artificiel, entre capitalisme, présenté ici comme une «superstructure», et économie de l’échange. L’opposition est-elle dans ce cas plus justifiée?

Nous voici en présence d’une nouvelle et magnifique fresque. Son auteur y met en scène ces capitalistes qui, dès l’aube des Temps Modernes, c’est-à-dire en plein Moyen Âge, sont déjà à la fois marchands, armateurs, manufacturiers, financiers. Ils savent arbitrer entre les placements les plus rentables. Très loin des murs de l’État-ville (Bruges, Venise, Anvers, Gênes...) d’où rayonne leur activité, ils tissent un réseau d’échanges extrêmement lucratifs. Sur une surface considérable de territoire, ils englobent dans leurs mailles ce que Braudel appelle –  l’expression a fait florès – une «économie-monde». Dans le filet ainsi tendu se trouve prise et bientôt manœuvrée comme par en haut l’économie de marché proprement dite. Le prototype en est constitué par les foires. Les échanges y portent sur les produits et les services fournis par la multitude des modestes fabricants et artisans. Première objection: n’est-ce pas sur les foires qu’ont été inventés la banque, le change, le crédit, tous les instruments de la «superstructure»?

Selon Braudel, la dure discipline de l’échange ne s’appliquerait qu’aux acteurs directs de l’économie de marché. Transportant son modèle dans l’époque moderne (entre le passé, fût-il lointain, et le présent, il n’y a jamais de complète discontinuité), il va jusqu’à écrire: «les lois économiques n’existent pas pour les grandes entreprises». Ce jugement rejoint le scepticisme radical à l’endroit de l’économie de libre marché (free market ) qu’un John Kenneth Galbraith avait exprimé dans les années cinquante et suivantes – rencontrant un grand succès auprès de l’opinion de l’époque dont il flattait les préjugés. Pour Galbraith, les grands groupes sont en mesure d’«administrer» les marchés. C’est sur une idée voisine, conférant en quelque sorte une espèce d’immunité au grand capitalisme, que repose la notion braudélienne de l’«extériorité» de ce dernier par rapport à l’économie de marché. À l’économie de marché les vertus imposées par la concurrence ; au capitalisme, qui dispose d’énormes capitaux accumulés, «le jeu, le risque, la tricherie».

Mais à quelle idée de la concurrence se réfère Braudel, lui qui assure qu’elle est, au-dessous des monopoles, «réservée aux petites et médiocres entreprises»? Comment nier que les grandes entreprises multinationales, bêtes noires de l’intelligentsia pendant les années de la prospérité (en gros 1950-1972), jouent un rôle de premier plan pour faire passer la production sous l’empire de la loi de l’échange par le truchement de la division internationale du travail? Il reste que la protestation de Braudel contre l’agression incessamment perpétrée sur les petites et moyennes entreprises par les grosses reste valable. La disparition aux États-Unis, en France et ailleurs de tout un «tissu» de moyennes industries est une perte irréparable. Mais l’idée que les grandes sociétés «capitalistes» sont à l’abri des lois du marché n’a pas résisté à la «crise».

     Marche à reculons du capitalisme

Braudel écrit encore: «Il y a des conditions sociales à la poussée et à la réussite du capitalisme. Celui-ci exige une certaine tranquillité de l’ordre social, ainsi qu’une certaine neutralité, ou faiblesse, ou complaisance de l’État.» Autant on souscrit sans peine au premier membre de la phrase (encore pourrait-on inverser la relation de cause à effet et attribuer au succès du capitalisme la «tranquillité sociale»), autant le second nous paraît hautement contestable. C’est, au contraire, la faiblesse de l’État qui compromet gravement le fonctionnement du capitalisme. C’est sur ce thème que l’on conclura.

Infirmée par certains aspects de la «crise», la vision braudelienne semblerait, moyennant des ajustements de circonstance, corroborée par d’autres. Le grand capitalisme financier, certes exposé aux aléas d’une conjoncture agitée, ne s’est-il pas manifesté par l’excroissance, à maints égards montrueuse, d’une sphère financière qui, si l’on peut dire, tourne sur elle-même, mais contribue puissamment à créer un climat d’instabilité dont l’économie de la «base» souffre durement? Une analyse des causes de cette excroissance suggère une autre interprétation. C’est l’impuissance des États et leurs désordres financiers qui ont donné naissance à ce phénomène, cause majeure d’affaiblissement du capitalisme. Deux facteurs de désagrégation sont à l’œuvre, du reste étroitement associés.

En premier lieu, l’effondrement du système monétaire. Le régime des changes flottants en vigueur depuis 1973 n’est qu’en apparence une extension des mécanismes de marché au domaine monétaire. Ce régime n’est que la conséquence automatique de l’inconvertibilité des monnaies par suite de l’abandon de l’étalon-or restauré par les accords de Bretton Woods. La monnaie est inscrite au passif de l’institut d’émission. L’inconvertibilité signifie, en dernière analyse, que les agents économiques se voient interdire l’accès à l’actif. Les autorités monétaires sont investies d’un pouvoir arbitrairement accru.

En second lieu, la subordination des marchés financiers aux besoins démesurément gonflés des Trésors publics. Juqu’au début des années soixante-dix, il existait aux États-Unis un marché financier à long terme où particuliers et entreprises empruntaient à moins de 6 p.100 des fonds pour une durée de vingt-cinq et trente ans. Jusqu’en 1965, le taux était resté inférieur à 5 p.100. Ce marché existe toujours. Le Trésor public y est pratiquement le seul emprunteur. Autant dire qu’il n’y a plus de marché proprement dit. Le niveau des taux est dicté par les besoins d’emprunt de l’État américain. En France a été ouvert pendant les années quatre-vingt un compartiment du marché pour les emprunts de longue durée (les mêmes qu’aux États-Unis). Il est pareillement au service exclusif du Trésor pour le financement du déficit bugétaire. Résultat: le taux d’intérêt, variable essentielle d’une économie d’échange, n’est plus gouverné par des facteurs économiques (au premier rang desquels la rentabilité moyenne du capital). Il est sous la dépendance de facteurs financiers étrangers à l’activité productive. C’est là une cause majeure de sous-emploi permanent de l’économie et, donc, de la population en âge de travailler.

 

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